Un premier ministre féministe?
Il y a quatre ans, le ministre de Défense nationale Harjit Sajjan s’est retrouvé dans de beaux draps après avoir livré un discours en Inde dans lequel il s’était décrit comme « l’architecte » de la plus importante opération militaire des soldats canadiens en Afghanistan en 2006, alors qu’il détenait le grade de lieutenant-colonel dans les Forces armées canadiennes (FAC).
La description de l’opération Méduse offerte par M. Sajjan dans son allocution à New Delhi a étonné plusieurs experts militaires, étant donné que les événements de 2006 avaient été méticuleusement documentés antérieurement.
L’affaire a sérieusement mis à dos les anciens camarades de M. Sajjan dans les FAC et a jeté le gouvernement du premier ministre Justin Trudeau dans l’embarras. M. Sajjan s’est vu obligé de ravaler ses mots et de s’excuser publiquement auprès de ses anciens collègues ainsi que de tous les membres des FAC.
Que M. Sajjan ait pu rester en poste après cet incident en dit long sur la façon dont M. Trudeau gère les controverses qui éclatent au sein de son gouvernement. Il essaie de les balayer sous le tapis en attendant que les médias passent à autre chose. La plupart du temps, cela fonctionne. Mais voilà que la décision de garder M. Sajjan dans ses fonctions en 2017 revient maintenant hanter M. Trudeau alors que son gouvernement fait face à des critiques implacables concernant sa gestion de l’affaire Jonathan Vance.
Rappelons que l’ancien chef d’état-major des FAC a été l’objet d’une allégation d’inconduite sexuelle déposée auprès de l’ombudsman de la Défense nationale de l’époque, Gary Walbourne, en 2017. En mars dernier, M. Walbourne a dit devant un comité parlementaire qu’il avait informé M. Sajjan de cette allégation lors d’une rencontre entre les deux hommes survenue en 2018. M. Sajjan a dit depuis avoir transmis cette allégation à sa cheffe de cabinet de l’époque ; cette dernière en aurait informé le bureau du premier ministre, qui aurait ensuite demandé au bureau du Conseil privé de faire enquête.
Selon le témoignage en comité d’un ancien conseiller de M. Trudeau, Elder Marques, la cheffe du cabinet du premier ministre Katie Telford était au courant de l’allégation contre M. Vance dès mars 2018. M. Trudeau dit avoir ignoré l’existence même d’une allégation contre M. Vance jusqu’à ce que l’affaire éclate dans les médias il y a quelques semaines.
Cette semaine, M. Trudeau a défendu Mme Telford en disant que personne dans son bureau ne savait que l’allégation contre M. Vance concernait une accusation d’inconduite sexuelle. Or, M. Marques a dit en comité parlementaire avoir tout de suite présumé qu’il s’agissait d’une allégation de cette nature dès qu’il en a eu vent en 2018. Est-ce possible que Mme Telford n’ait pas soupçonné la même chose ? Connaissant le contexte — les FAC sont aux prises avec une épidémie d’inconduites sexuelles depuis des années —, elle devait quand même le soupçonner.
Une autre opération de camouflage
Bref, le gouvernement Trudeau s’est engagé dans une autre opération de camouflage afin d’éviter que la lumière soit faite sur cette affaire. La décision cette semaine de faire appel à l’ancienne juge de la Cour suprême du Canada Louise Arbour pour réaliser un examen indépendant du traitement des allégations sexuelles dans les Forces canadiennes s’inscrit dans cette démarche. Elle vise à détourner l’attention des médias.
Mme Arbour aura un mandat plus large que celui dont jouissait en 2015 l’ancienne juge du plus haut tribunal du pays, Marie Deschamps, lorsqu’elle avait remis au gouvernement conservateur de l’époque son rapport sur le traitement des allégations de harcèlement et d’inconduites sexuelles dans les FAC. Mais plusieurs victimes d’agressions sexuelles dans les Forces canadiennes ont déploré le fait que M. Trudeau ait choisi de commander un autre rapport plutôt que d’enfin agir tout de suite en suivant les recommandations, vieilles de six ans, de Mme Deschamps.
Rappelons qu’elle avait proposé la création d’une instance indépendante en dehors de la chaîne du commandement des Forces armées pour traiter des allégations d’inconduite sexuelle. Mme Arbour, qui ne remettra son rapport qu’en 2022 ou en 2023, ne peut que reprendre cette même recommandation.
Voilà que le jupon dépasse. Un gouvernement qui se dit d’allégeance féministe nous montre encore une fois que cette étiquette n’est qu’un slogan politique. Après avoir expulsé Jody Wilson-Raybould et Jane Philpott du caucus libéral en 2019, M. Trudeau refuse de congédier un ministre de la Défense qui non seulement a minimisé les allégations concernant M. Vance en 2018, mais lui a accordé une augmentation salariale la même année. Plusieurs témoignages livrés en commission parlementaire contredisent la version des événements fournie dans l’affaire Vance par M. Sajjan. Que ce dernier ait encore la confiance du premier ministre en dit long sur les priorités de notre premier ministre féministe.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.