Le pessimisme de gauche

J’ai toujours été un partisan de la social-démocratie. Ce système, faut-il le rappeler, accepte de jouer le jeu du capitalisme, en reconnaissant son efficacité économique et son parti pris pour la liberté individuelle, à condition qu’il s’accompagne d’un solide filet social visant à réduire les inégalités engendrées par le libre marché. La social-démocratie, pour reprendre une formule employée par le comptable Léo-Paul Lauzon, c’est du libéralisme auquel on adjoint un gros État, de gros impôts et de gros syndicats.

Dans les années 1980, quand le modèle du libre-échange a commencé à s’imposer un peu partout sur la planète dans une logique de mondialisation accélérée, j’ai craint pour l’avenir du modèle social-démocrate. Ce dernier, en effet, exige un État fort afin de mettre en œuvre son approche interventionniste. Les traités de libre-échange, en internationalisant les règles du commerce, venaient priver les États d’une partie de leur souveraineté, donc de leur marge de manœuvre. Le capitalisme gagnait et l’État-providence s’affaiblissait. Pour le monde ordinaire, le pire s’annonçait.

Et le pire, finalement, n’est pas venu, selon le politologue Stéphane Paquin. « Contrairement aux appréhensions de plusieurs depuis les années 1990, écrit-il, la mondialisation n’a pas provoqué de retrait généralisé de l’État ni même de recul massif de l’État-providence. » Dans La mondialisation : une maladie imaginaire (PUM, 2021, 64 pages), un opuscule très éclairant, Paquin, bardé de statistiques révélatrices, dégonfle les mythes au sujet de ce phénomène et montre que la social-démocratie se tire bien d’affaire dans ce nouveau monde.

Notre évaluation de l’ampleur de la mondialisation, explique-t-il d’abord, est inexacte. En matière de communication, par exemple, les appels (téléphone et Internet) internationaux ne représentaient que 7 % du total en 2017, « ce qui signifie que 93 % des appels se font toujours à l’intérieur des frontières nationales ».

En matière économique, « la part de production des multinationales à l’extérieur de leur pays d’origine ne représentait que 9 % de la production économique mondiale » et ne mettait directement à contribution que 2 % des employés dans le monde. Toujours en 2017, les échanges commerciaux internationaux équivalaient à 29 % du PIB mondial, ce qui laissait une part de 71 % pour le commerce national. Paquin note même qu’en 2010, « les produits Made in China ne comptaient que pour 2,7 % de la consommation personnelle aux États-Unis ».

Oui, mais qu’en est-il alors de tous les emplois perdus ou délocalisés et de l’augmentation de la pauvreté ? Le portrait global oblige encore à conclure aux mythes. En 2019, dans les pays de l’OCDE, le taux d’emploi atteignait un niveau record et la valeur du salaire minimum représentait 50 % du salaire médian, contre 44 % en 2010, sans augmentation du chômage structurel.

Il est vrai, note Paquin, que le taux de syndicalisation a baissé en Occident depuis 1985 — bien que le Québec, à cet égard, fasse exception — et que les emplois manufacturiers moyennement qualifiés ont encaissé le coup. Dans le monde, la pauvreté a diminué, mais, dans les pays de l’OCDE, les inégalités ont augmenté. Ce dernier phénomène, toutefois, serait moins attribuable à la mondialisation qu’à des réformes fiscales nationales.

La crainte d’une mondialisation mortelle pour les États interventionnistes ne s’est pas concrétisée. De 1960 à 2015, on a plutôt assisté à une forte croissance des dépenses publiques et des dépenses sociales publiques. Les pays sociaux-démocrates — Suède, Danemark et Finlande — obtiennent d’ailleurs de meilleurs résultats économiques que les pays libéraux — États-Unis, Canada et Royaume-Uni : taux de syndicalisation plus élevé, plus de dépenses sociales et d’exportations, meilleur taux d’emploi et dette moins élevée, pour moins d’heures travaillées et un PIB par habitant équivalent. Même constat en matière sociale : moins d’inégalités et moins de pauvreté. Les petits États interventionnistes scandinaves, et le Québec qui leur ressemble à plusieurs égards, s’en sortent bien, conclut Paquin.

Pourquoi, alors, ce discours pessimiste sur la mondialisation économique ? Les biais cognitifs nous trompent, explique le politologue. On retient plus les mauvaises nouvelles que les bonnes et plus un exemple frappant qu’une fréquence statistique. Paquin évoque aussi la thèse du « pessimisme de gauche », avancée par sa collègue américaine Jennifer L. Hochschild. Les chercheurs en sciences sociales, souvent de gauche, délaissent, dans leurs analyses, la neutralité au profit d’appels à l’émancipation et ne peuvent donc qu’être pessimistes pour susciter la mobilisation. Cette attitude, déplore Paquin, est démotivante, nourrit le cynisme et peut conduire à un inquiétant populisme. Voilà une mise en garde bienvenue.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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