L’«irréglementable» Internet
Devant les parlementaires fédéraux, le président et chef de la direction de Québecor a soutenu qu’Internet est « irréglementable ». Il affirmait qu’il est impossible d’imposer des exigences aux entreprises qui exploitent les grandes plateformes de diffusion sur Internet. Pierre Karl Péladeau dénonçait le traitement inéquitable réservé aux entreprises qui sont tenues de respecter la législation canadienne, alors que les grands acteurs du Web bénéficient d’un régime de laisser-faire.
Cette croyance en l’impossibilité de réglementer ce qui se déroule sur Internet contribue à saper la légitimité des règles découlant de la législation sur les médias électroniques. Pas étonnant que les entreprises, comme Québecor, tenues de respecter des règles souvent strictes se plaignent que ceux qui leur font concurrence jouissent d’un passe-droit. Mais on a tort de s’imaginer que les objectifs énoncés dans la législation sur les médias électroniques vont s’accomplir sans contraintes réglementaires.
Internet a été pensé comme un réseau dépourvu d’un centre de contrôle. Personne n’a l’autorité pour décider qui s’y connecte et comment. Mais il est trompeur de faire l’équivalence entre « réglementer Internet » comme réseau global et réglementer les activités qui sont effectuées ou transitent en tout ou en partie sur le réseau. Certes, en vertu du principe de la neutralité d’Internet, le réseau doit assurer un traitement équivalent de tous les contenus et de toutes les plateformes, de façon à transporter tout type d’information ou application licites. Mais lorsqu’on s’adonne à une activité qui est réglementée dans un pays, les obligations dont s’assortit l’activité ne disparaissent pas. La pratique de la pharmacie et celle de la médecine sont des activités réglementées dans la plupart des pays. S’y adonner sur Internet ne nous dispense pas des obligations de respecter les règlements régissant la pratique de ces professions. De même, diffuser des émissions de radio et de télévision est une activité réglementée dans tous les pays. Au Canada, le projet de loi C-10 prévoit que, lorsque cette activité se déroule sur Internet, elle sera assujettie aux règles encadrant ce type d’activité.
Le mythe de l’impossibilité de réguler ce qui se passe sur Internet est entretenu par le manque de volonté d’agir des autorités étatiques. Au cours des dernières décennies, les autorités canadiennes (tant au fédéral qu’au Québec) ont démantelé ou laissé s’étioler leur expertise interne sur les activités se déroulant en ligne. À cela s’ajoute l’accumulation des retards dans la mise à niveau des outils de réglementation. Dans certains milieux, la réglementation demeure envisagée comme on la voyait au siècle dernier, comme si les nouvelles façons de faire avaient vocation à améliorer tous les processus, sauf ceux qui concernent l’application des règles édictées par les lois. Dans plusieurs cercles, la réglementation étatique est synonyme de paperasse et de procédés tatillons. Ces critiques s’alimentent pour beaucoup à la sclérose qui a tétanisé plusieurs institutions publiques forcées de se ratatiner pour se conformer aux dogmes de la « déréglementation ».
Se résigner à la « société de surveillance »
Dans certains milieux hostiles aux mesures qui viseraient à imposer des obligations conséquentes aux entreprises qui mènent des activités sur Internet, on se plaît à répéter que la réglementation étatique serait nécessairement liberticide. Ce serait la « porte ouverte » à la censure et à la surveillance étatique. Ces discours dramatisent les risques de surveillance étatique. Mais on ne trouve pas le temps de s’inquiéter de la surveillance émanant des entreprises n’ayant de comptes à rendre qu’à leurs actionnaires. Celles-ci renforcent quotidiennement leur monopole sur les données produites par les « consommateurs ». On s’inquiète des moindres projets des autorités publiques d’imposer des règles aux activités en ligne, mais on accepte quotidiennement que les entreprises qui dominent Internet régulent nos vies connectées.
Cette résignation à la société de surveillance tient également au refus de reconnaître que les pratiques imposées par les entreprises dominantes constituent aussi de la réglementation. Pour tenter de convaincre que les oligopoles privés d’Internet ne réglementent pas, on brandit le dogme selon lequel les individus « consentent » à se connecter à tel site, telle plateforme ou tel dispositif « intelligent ». Tout cela ne serait que des contrats entre des individus majeurs et sains d’esprit et des entreprises dotées d’un « modèle d’affaires » qui comble les désirs individuels.
Dans cette vision, il n’y a pas de citoyens, et encore moins d’État légitime, il n’y a que des consommateurs qui cliquent sur « J’accepte ». Cette imagerie du consentement individuel nie le caractère collectif des ressources produites par l’activité connectée de l’ensemble des individus. Tout se ramène à une relation entre des entreprises et des consommateurs. Pourtant, le monde connecté, régulièrement assimilé à la « société de surveillance », est fondé sur la captation au seul profit des entreprises commerciales de la valeur des données produites par l’activité des masses d’individus. Difficile d’imaginer pire réglementation.
Ceux qui prônent l’impossibilité de réglementer les activités se déroulant sur Internet doivent expliquer comment les différents objectifs énoncés dans les lois, comme la Loi sur la radiodiffusion, seront atteints si on laisse les entreprises dominantes d’Internet faire à leur guise. Par exemple, comment le laisser-faire va-t-il assurer la disponibilité de productions en langues autochtones, en français et dans tous les genres ? Comment le laisser-faire va-t-il assurer la disponibilité et la découvrabilité des musiques d’ici ou des nouvelles produites à partir des plus hauts standards de rigueur journalistique ? Pour l’heure, toutes les indications montrent que seul un encadrement imposant des obligations à tous ceux qui tirent des bénéfices de l’activité connectée est susceptible d’assurer la viabilité des créations issues de cultures minoritaires et des choix véritables pour tous. La viabilité des activités de création ne peut être assurée en laissant simplement les entreprises d’Internet dire aux consommateurs de cliquer sur « J’accepte ».