Devenir ces migrants-là

On regarde à la télé le cauchemar de la crise aux frontières des États-Unis et du Mexique. Ces milliers de migrants, dont plusieurs mineurs non accompagnés, à l’assaut du rêve américain. Joe Biden est l’équilibriste qui veut naturaliser 11 millions de sans-papiers tout en continuant à expulser de nouveaux arrivants. Mais pour ceux qui tentent leur chance avec plus d’espoir depuis la défaite de Trump, c’est la même galère en traversée de désert et de Rio Grande. On n’imagine pas. Mais si on entrait dans leurs souliers, juste pour voir…

Au Festival de Cannes en 2017, dans un entrepôt des hauteurs de la ville, j’avais pu découvrir l’expérience immersive Carne y Arena du grand cinéaste mexicain Alejandro G. Iñárritu, vraie révélation là-bas. Les festivaliers en ressortaient bouleversés, transformés, les plus fragiles en état de choc, les plus claustrophobes à moitié asphyxiés.

Harnachés, casqués, sac à dos pour l’aventure, après avoir enlevé ses souliers dans une salle glacée pour avancer nu-pieds comme plusieurs d’entre eux sur le sable granuleux, on s’y retrouvait parmi les migrants mexicains, salvadoriens, guatémaltèques ou venus d’un autre pays en feu d’Amérique latine, en quête d’asile au Nord. Soudain presque dans leur peau. Car la réalité virtuelle rend ces présences réelles. Et qui peut plaider l’ignorance après s’être imprégné ainsi des affres du voyage au bout de l’enfer ?

Alors j’ai remis ça cette semaine à L’Arsenal Art contemporain dans le quartier Griffintown à Montréal, où plusieurs salles ont été louées par le Centre PHI pour le grand événement qu’il pilote. Carne y Arenadevait être inauguré ici en décembre. La pandémie en a décidé autrement. Le voici en piste jusqu’au 20 juin, avant qu’il ne s’envole ailleurs. Et on ne saurait trop recommander au public d’y courir après avoir réservé des billets. Car seules trois personnes dans autant de salles différentes peuvent y participer au même moment.

Sur ce coup-là, le cinéaste de Babelet d’Amores Perros n’a rien inventé. Les témoignages de migrants constituent la base de cette incursion au royaume de l’espoir fou mué en terreur. Iñárritu s’est d’abord fait documentariste avant de recréer l’insoutenable traversée et nous l’offrir en partage.

Happés par leur destin

 

Ainsi, des familles entières, des solitaires en loques surgissent à nos côtés entre l’aube et la nuit. Ces êtres fantomatiques nous entourent et traversent le champ ainsi que des nuées d’oiseaux, sous crépitements d’hélicoptères, éclats de voix en anglais et en espagnol, pétarades diverses tandis que la pierraille nous irrite la plante des pieds et que rien ne va plus. Des gardes-frontières tombés du ciel venus arrêter ces migrants illégaux, fusils en main, nous affolent. Les vieux s’écroulent, les enfants crient, les femmes sont aux abois, tous mains en l’air et genoux contre terre.

Comme ces montagnes, ces gros cactus des alentours paraissent tout à coup des silhouettes menaçantes ! Nos propres pas résonnent dans nos têtes alors qu’on tourne sur soi-même, aveuglé par la lumière des projecteurs, en sortie de route des terrifiés et des humiliés. Car les migrants sont bientôt disparus, happés par leur destin. On se décharge de nos casques et harnais pour reprendre pied dans un autre monde, mais pas longtemps.

Dans une autre salle, sur vidéos, les migrants se confient. Chacun avec sa trajectoire douloureuse. Ici, une femme exilée parce qu’un caïd dont elle a repoussé les avances menace de tuer son fils. Là, un homme recherché par des gangs de rue doit fuir pour sauver sa vie. Tous plus mal pris les uns que les autres.

Laisser derrière le gros de sa famille souvent et prendre le large, c’est affronter la mort qui rôde. Et comment prévoir de quoi demain sera fait ? Certains se sont fait dévaliser par des brigands en route, d’autres furent détroussés par les policiers mexicains. Les coyotes, leurs passeurs, leur ont promis dix minutes de marche. Ils errent des jours durant, la faim au ventre.

Et pour ceux qui parviennent vivants aux États-Unis sans se voir refoulés, l’Eldorado se transforme en terre de lutte pour la survie, après l’affligeant passage par des camps dans des chambres frigorifiques qui cassent leur pouvoir de résistance. Suivront alors les petits métiers, les ménages dans les demeures des riches Américains afin d’économiser quelques dollars pour faire venir des enfants perdus de vue depuis vingt ans parfois. Quelques-uns d’entre eux pourront étudier, mais leur statut précaire les maintient en état d’alerte angoissée. On les écoute. Leurs regards parlent aussi fort que leurs voix.

Le parcours de Carne y Arena devient le nôtre, un moment. Ce moment-là, c’est déjà beaucoup. Ils ne sont plus des masses informes en mouvement. Leurs visages nous hantent le soir venu.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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