Avec les vivants
Du panache, Jocelyne Robert, pionnière de la sexologie et militante de la première heure de l’indépendance du Québec, n’en a jamais manqué, et ce n’est pas à 72 ans qu’elle le remisera au placard. Dans Vieillir avec panache (L’Homme, 2021, 192 pages), elle lance « un cri du cœur » dans l’intention de « changer le regard des vieux-vieilles sur eux-mêmes et le regard de la société sur ceux-ci ».
Le sujet est grave, mais Jocelyne Robert, fidèle à sa manière, parvient à en traiter avec fraîcheur et sans pathos, non sans quelques pointes d’indignation. « Je rage, écrit-elle par exemple, de voir mes semblables se faire maltraiter. Pire, je combats des pulsions meurtrières à l’endroit des barbares qui leur font du mal. J’invite mes camarades jeunes-vieux et vieux-vieux à la révolte et à la rébellion. »
Pour camper son propos, Robert assène d’abord une vérité que les âgistes ont la faiblesse d’oublier. « Dans l’existence telle que nous la connaissons, il y a les vivants, explique-t-elle. Dans une autre dimension que nous ne connaissons pas, il y a les morts. Ou les âmes des morts, que sais-je… Nous sommes donc, tous autant que nous sommes, depuis l’entrée jusqu’à la sortie du théâtre de la vie, du côté des vivants, dans le monde du vivant. » Tous ont donc le droit, par conséquent, « d’être considérés comme des êtres humains à part entière jusqu’au bout du voyage ».
Il y a, dans les guerres générationnelles et dans l’âgisme, quelque chose de profondément stupide, voire de masochiste. Les vieux, en effet, sont d’anciens jeunes et ces derniers, avec un peu de chance, deviendront vieux. « Que vous l’inscriviez ou non à votre carnet de bal, écrit Robert, ce rendez-vous adviendra : vous vous retrouverez en tête à tête, la vieillesse et vous, la vieillesse en vous. Tout entier vieux, tout entier vivant, tout entier vous. » Dans ces conditions, bafouer un des âges de la vie revient à se mépriser soi-même.
L’âgisme est une manifestation de lâcheté. « Nous ne souffrons pas la vieillesse, explique Robert, car nous ne supportons pas notre propre mortalité, notre propre finitude, notre déchéance imminente. » Pour cacher cette vieillesse que nous ne saurions voir, nos sociétés choisissent trop souvent de réunir les vieux « et de les isoler de leurs concitoyens et de la vie », les faisant ainsi mourir un peu de leur vivant.
Quand on dit « tasse-toi mononcle » ou « OK boomer », quand on trouve Joe Biden trop vieux pour être président, quand on impose, dans diverses sphères de la société, un rythme de fonctionnement accéléré qui exclut les plus âgés, quand on fait du combat environnemental la cause des jeunes éveillés contre les vieux endormis, quand on oublie que David Suzuki, 84 ans, et Jane Fonda, 83 ans, n’ont pas attendu Greta Thunberg pour être écologistes, on s’adonne à un bête âgisme qui, faut-il le rappeler, finira par se retourner contre nous. Comme le chantait Brassens : « Qu’on ait 20 ans, qu’on soit grand-père / Quand on est con, on est con », et cela vaut pour l’intelligence et la sensibilité aussi, avec une prime, peut-être, dans ce cas, à la vieillesse.
Quand elle aborde « le sort abject » réservé aux vieux et aux vieilles — elle tient à ces termes francs — pendant la pandémie de COVID-19, Robert ne décolère pas et laisse la nuance au vestiaire en parlant d’un « génocide gériatrique ». Il est vrai que l’improvisation des gouvernements, dans ce drame, mérite de sévères critiques. Le souvenir des personnes mortes seules, abandonnées à leur sort cruel dans des CHSLD en proie à la panique, fait mal à l’âme et rappelle que, même avant la crise, ces établissements souffraient de notre négligence collective.
Robert se trompe, toutefois, en reprenant le mythe selon lequel les Québécois âgés seraient plus nombreux que leurs semblables d’ailleurs au Canada à être « parqués » dans ces lieux. Les données existent : au Québec, 86 % des 65 ans et plus vivent à domicile et 10 % en résidences collectives, par choix. Les 4 % restants vivent en CHSLD et en ressources intermédiaires, ce qui n’est pas plus que dans le reste du pays, et la plupart d’entre eux reçoivent de la visite. Le modèle québécois est certes loin de la perfection, mais il n’est pas un enfer concentrationnaire.
Jocelyne Robert dit s’être « sentie ostracisée » pendant la crise. En présentant toutes les personnes âgées comme des êtres fragiles à protéger, le gouvernement Legault les aurait transformées en parias. Ça se discute. Bien des vieux que je connais m’ont confié avoir aussi eu ce sentiment. Je ne suis pas encore vieux, même si ça s’en vient, mais j’ai plutôt été ému en entendant le premier ministre répéter que nous devions faire un effort collectif pour le bien de nos précieux aînés, objectivement plus menacés que les autres par le virus. Âgisme ? Non : respect pour les vivants.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.