La douce insouciance
À la relecture de certains passages du discours sur le budget prononcé par le ministre des Finances, Eric Girard, le 10 mars 2020, on a l’impression de plonger dans le surréalisme. « Ce budget, c’est celui de la confiance dans l’avenir », avait-il déclaré, fier comme Artaban.
Il avait ajouté à la dernière minute un court passage sur la propagation du coronavirus, affirmant toutefois que « nous [étions] prêts à y faire face, grâce à la solidité de nos finances publiques et des fondamentaux de notre économie ». M. Girard expliquait que le grand défi du Québec était plutôt d’augmenter la croissance économique du Québec de 2 % et de réduire l’écart de richesse avec l’Ontario, tout en réduisant les émissions de gaz à effet de serre.
Dans le remarquable livre qu’il a consacré à la première vague de la pandémie, sous le titre Le printemps le plus long, le collègue de L’Actualité Alec Castonguay rapporte les propos de Jonathan Valois, chef de cabinet de la ministre de la Santé de l’époque, Danielle McCann, selon lesquels la grande préoccupation de la Santé publique durant la période de consultation prébudgétaire était la lutte contre le zona et le plomb dans l’eau.
Alors que la catastrophe était imminente, M. Valois décrit parfaitement l’état d’esprit qui régnait au sein du gouvernement Legault, comme dans les autres pays occidentaux, en parlant d’une « insouciance douce ». Un an plus tard, on en mesure le prix.
La veille de la présentation du budget, au cours du désormais célèbre « Horacio show », le directeur national de Santé publique avait pourtant avisé le premier ministre du désastre à venir. Une semaine plus tôt, la ministre fédérale du Développement économique, Mélanie Joly, avait suggéré à son homologue québécois, Pierre Fitzgibbon, de reporter le budget. « Trop tard, il est déjà parti aux presses », avait-il répondu. La belle affaire, on aurait très bien pu l’expédier à la déchiqueteuse ! C’est comme si le gouvernement n’avait pas voulu renoncer à ce pétage de bretelles.
En rétrospective, il est facile de lui reprocher d’être demeuré sourd aux cris d’alarme qui s’élevaient un peu partout, mais il n’a pas été le seul. Quand il a pris conscience du danger, M. Legault a réagi avec promptitude et courage.
Cela n’excuse cependant pas les erreurs qui ont été commises. Par exemple, le transfert dans les CHSLD de 1500 personnes âgées qui étaient hospitalisées en mars et de 500 autres en avril. « On était certains que le bordel prendrait dans les hôpitaux, alors on a “parqué” les gens dans les CHSLD. On n’aurait pas dû », reconnaît la présidente de la Fédération des médecins spécialistes, Diane Francœur.
Même avant la découverte des horreurs du centre Herron, on connaissait pourtant les graves lacunes des CHSLD, aussi bien publics que privés, que la CAQ n’avait pas manqué de dénoncer quand elle était dans l’opposition. Quand on a pris la mesure de la pénurie d’équipement de protection personnelle, à la fin de février, il était trop tard : la planète entière était déjà lancée dans une course effrénée où tous les coups étaient permis. En Colombie-Britannique, on en avait commandé un mois plus tôt.
Le témoignage du Dr David Lussier, de l’Institut de gériatrie, recueilli par Alec Castonguay, fait frémir : « Jusqu’en avril, j’ai vu des infirmières se faire engueuler par leur supérieur pour qu’elles enlèvent leur masque […] La direction cachait les masques. Ils étaient barrés dans le bureau de la chef d’unité ou de l’assistante à la chef d’unité pour ne pas qu’on en porte […] Les gestionnaires disaient qu’on n’en avait pas besoin, mais en réalité, c’est parce qu’il n’y en avait pas assez de disponibles, même s’ils ne l’avouaient pas clairement. »
Là où le gouvernement Legault a réussi mieux que bien d’autres, c’est dans la gestion politique de la crise. Malgré un bilan beaucoup plus lourd que les autres provinces canadiennes, le premier ministre est demeuré plus populaire que ses homologues, et les intentions de vote de la CAQ se sont maintenues à un niveau remarquablement élevé.
Malgré les erreurs, il ne fait aucun doute que le premier ministre s’est dévoué corps et âme, ayant droit à notre reconnaissance, mais on pourrait sans doute dire la même chose de ses collègues. S’il est vrai que le Québec a fait mieux durant la deuxième vague, la première a néanmoins été suffisamment meurtrière et les questions demeurent suffisamment nombreuses pour justifier la tenue d’une enquête publique, ne serait-ce que pour éviter qu’une fois le virus vaincu, le Québec tout entier retombe dans une douce insouciance en attendant la prochaine pandémie.