Lumière sur Duplessis

Maurice Duplessis (1890-1959) n’est pas tuable. De tous les politiciens québécois du passé, il est celui, avec René Lévesque peut-être, dont le nom revient le plus souvent dans l’actualité. Malheureusement pour lui, toutefois, cette immortalité s’accompagne rarement de louanges. « Au Québec, écrit l’historien Pierre B. Berthelot, il y a peu de gens que l’on aime détester autant que lui. […] Aujourd’hui, comparer quelqu’un à Duplessis revient plus ou moins à le comparer à Hitler, au Québec. »

Ainsi, quand on veut discréditer un politicien, on ressort Duplessis, et tout le monde comprend qu’on vient de proférer une insulte. Depuis 1970, Bourassa, Lévesque, Dumont, Legault et même Trudeau ont goûté à cette médecine. « Notre point Godwin, constate Berthelot, c’est Maurice. »

Ce quasi-unanimisme antiduplessiste est-il justifié ? Quelques voix discordantes en doutent. En 2016, dans À la défense de Maurice Duplessis (Québec Amérique), Martin Lemay tentait de réhabiliter le personnage, mais son enthousiasme — il qualifiait l’homme de « plus grand premier ministre de l’histoire du Québec » — nuisait à la crédibilité de son plaidoyer. En 2010, dans sa préface à l’ouvrage collectif Duplessis, son milieu, son époque (Septentrion), l’historien Denis Vaugeois contestait à son tour la mauvaise réputation du premier ministre unioniste. Comme Jacques Ferron, écrivait-il, il affirmait ne pas avoir eu conscience d’une quelconque « Grande Noirceur » et saluait en Duplessis « le champion de l’autonomie provinciale ».

Alors, qui dit vrai ? Les contempteurs ou les thuriféraires ? Dans Duplessis est encore en vie (Septentrion, 2021, 410 pages), Pierre B. Berthelot, sans trancher définitivement sur la question, en appelle à une vision apaisée, c’est-à-dire moins polémique et plus objective, du personnage. Essai d’historiographie, son livre se penche avec un luxe de détails sur la façon dont on a écrit l’histoire de Duplessis et de son règne. « Tâchons, écrit-il, de retrouver un peu de lumière dans cette Grande Noirceur. »

L’historien résume d’abord les reproches formulés à l’encontre de Duplessis. On a dénoncé, note-t-il, son style autoritaire, la faiblesse de ses politiques sociales dans des domaines essentiels, ses partis pris pour l’entreprise privée et pour les patrons au mépris des travailleurs, son conservatisme mâtiné de népotisme, ses accointances avec l’Église et son « nationalisme de pacotille », utilisé comme opium du peuple.

À l’évidence, Berthelot rejette cette « légende noire ». Le Québec d’après-guerre, note-t-il, « se modernise à un rythme très rapide », voit le niveau de vie de ses habitants augmenter et un réseau institutionnel se développer. De plus, par sa défense acharnée de l’autonomie provinciale, Duplessis aurait préservé la capacité du Québec de se définir lui-même dans l’avenir, à une époque où les volontés centralisatrices d’Ottawa battaient leur plein.

« En fin de compte, constate Berthelot, malgré tous ses défauts, Maurice Duplessis aura su mieux que quiconque rejoindre les différents niveaux de la société de son temps, des petites gens aux grands décideurs. » Ses détracteurs en ont tiré la conclusion que les Québécois du temps étaient des imbéciles. Un tel mépris en dit plus long sur leur sens de l’histoire et de la démocratie que sur les électeurs de Duplessis.

Le cœur du livre de Berthelot présente une analyse fine et fouillée des trois grandes biographies consacrées à Duplessis depuis sa mort. En 1973, d’abord, Robert Rumilly, historien d’origine française arrivé au Québec en 1928, publie Maurice Duplessis et son temps (Fides). Royaliste qui voit de l’infiltration gauchiste partout, notamment au Devoir, Rumilly dépeint Duplessis comme un homme providentiel qui a su s’imposer en « despote cordial » au peuple canadien-français qui en avait besoin. Trop, a-t-on envie de dire, c’est comme pas assez.

Trois ans plus tard, Conrad Black, le richard rebelle ami de Rumilly, livre à son tour sa vision du personnage, dont il fait un conservateur partisan du capitalisme, seul à même de tenir en laisse un « peuple porté au désordre » et de résister aux gauchistes d’Ottawa.

Le plus intéressant de tous les Duplessis de l’historiographie serait celui de Denys Arcand, scénariste de la fameuse série télé consacrée au politicien en 1978. Le Duplessis d’Arcand est un être complexe qui, conscient du caractère tragique du destin québécois, mène un « combat ingagnable », avec des moyens parfois contestables, contre l’infériorisation de son peuple dans le Canada. C’est Duplessis, vu à travers la grille d’interprétation implacable de l’historien Maurice Séguin, qui affirmait autant la nécessité de l’indépendance du Québec que son impossibilité. François Legault, en ce sens, a bien quelque chose de Duplessis, et nous tous aussi, collectivement du moins.

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