Quand Facebook punit l’Australie

Qu’une entreprise comme Facebook se mette à censurer les contenus des médias en guise de représailles pour des lois qui lui déplaisent en dit long sur les limites de son engagement contre la désinformation. Les géants du numérique « sont peut-être en train de changer le monde », cela ne veut pas dire qu’ils « le mènent ». Ces propos émanant du premier ministre d’Australie marquent un changement d’attitude à l’égard des multinationales qui dominent Internet. Dans plusieurs pays, la posture de laisser-faire a longtemps dominé les politiques numériques. L’Australie veut introduire une meilleure équité dans le partage des revenus générés par l’attention que les citoyens consacrent à s’informer. Ici aussi, c’est devenu une urgence.

Les effets pervers induits en partie par les réseaux sociaux, les pratiques de désinformation et de fausses nouvelles appellent des mesures concrètes pour renforcer les médias d’information fonctionnant selon des standards de rigueur. Les médias qui produisent le contenu assument seuls les coûts de production de nouvelles originales tandis que les revenus publicitaires vont de plus en plus aux plateformes de réseaux sociaux. Les mesures australiennes visent à assurer une meilleure répartition des revenus générés dans les environnements connectés. Une portion des revenus publicitaires gagnés en valorisant l’attention des usagers sera retournée aux producteurs d’information.

Pour les citoyens, les réseaux sociaux sont un important vecteur d’accès aux informations. À certains égards, ils jouent le rôle du kiosque à journaux d’autrefois. Ce sont des environnements de « partage » de contenus émanant de sources multiples. Les plateformes génèrent des revenus en mesurant et en valorisant l’attention que les usagers consacrent à tel ou tel contenu auprès des marchés publicitaires. C’est comme si le kiosque à journaux d’autrefois captait les revenus publicitaires associés à la lecture des journaux.

Contrairement aux médias, les réseaux sociaux ne produisent pas de l’information, ils valorisent des données. Dans le monde numérique, les données produites par nos faits et gestes dans les environnements connectés sont une ressource cruciale. En mobilisant des procédés de traitement des données massives, les plateformes parviennent à mesurer l’attention des individus connectés. La mesure de l’attention est désormais une composante des marchés de la publicité commerciale de même que de plusieurs services disponibles en ligne.

Dans un univers où l’attention est à la source de la création de la valeur, il devient payant de favoriser des contenus susceptibles de générer de l’attention. Pas étonnant que les médias sociaux soient utilisés par les producteurs de fausses nouvelles pour faire exactement ce pour quoi ils ont été conçus : générer de l’attention. Pour agir à l’égard des fausses nouvelles, il faut intervenir sur ces pratiques par lesquelles on transforme l’attention des gens en revenus publicitaires.

Cette tendance à la consommation de contenu de nouvelles en ligne et la crise qui frappe les médias d’information ne concernent pas que le Canada. D’autres pays, notamment le Royaume-Uni, la France, la Belgique, l’Allemagne, la Norvège et l’Australie, ont mis en place des mesures pour soutenir la création de nouvelles, soit par l’aide au journalisme et à la production de nouvelles, soit par l’appui à la transition numérique des entreprises de médias de nouvelles traditionnels.

Les approches canadiennes

 

Le ministre du Patrimoine a annoncé son intention de passer à l’action. Il va sans doute prendre en considération les recommandations du rapport Yale sur l’avenir des communications au Canada. Dans ce rapport, on constatait que les Canadiens et les Canadiennes accèdent de plus en plus au contenu de nouvelles en ligne par les plateformes de médias sociaux qui facilitent le partage de contenu produit par d’autres médias, et ce, généralement sans verser de rémunération aux journalistes ou aux médias ayant créé le contenu. On se retrouve dans la dangereuse situation où les revenus vont vers les plateformes, alors que les dépenses nécessaires pour produire l’information sont assumées par les médias. Le problème est aggravé par le déséquilibre du rapport de force entre les plateformes dominantes et les producteurs de nouvelles. Cela mine la capacité de produire des nouvelles dignes de confiance.

Il faut assurer la viabilité de sources de nouvelles diversifiées, fiables, exactes et dignes de confiance. Le renforcement des capacités de production d’information de qualité est l’un des moyens de lutter contre les fausses nouvelles et les dérives complotistes, qui mettent à mal les processus démocratiques. Pour y arriver, le rapport Yale préconise deux moyens. D’abord, moderniser la législation sur le droit d’auteur afin de garantir un partage équitable des revenus entre les plateformes et les producteurs des textes, des sons ou des images partagés en ligne. Il s’agit d’assurer que les producteurs de contenu sont traités équitablement en encadrant les relations entre les plateformes de médias sociaux dans lesquelles se partagent les contenus de nouvelles et ceux qui les produisent.

Ensuite, le rapport Yale recommandait aussi que les entreprises qui permettent aux utilisateurs de partager du contenu amateur ou professionnel soient tenues de contribuer à un fonds pour soutenir les médias d’information qui produisent des nouvelles. Il s’agit de faire en sorte qu’une portion des revenus publicitaires désormais captés par les plateformes en ligne soit retournée aux entreprises qui consacrent des ressources afin de produire de l’information de qualité, validée et vérifiée.

Plusieurs États ont tardé à prendre conscience des enjeux démocratiques découlant de la domination des grandes plateformes d’Internet. En concertation avec d’autres États démocratiques, le Canada doit imiter le sursaut australien. Il est normal que les entreprises commerciales déploient des technologies qui changent nos conditions de vie. Il est naïf de s’attendre à ce qu’elles agissent spontanément dans l’intérêt général. C’est aux États de se donner les moyens de gouverner dans ce monde qui change.

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