Scusez si je dérange

Fascinante époque qui nous offre quotidiennement des motifs d’indignation. C’est un moteur puissant, l’indignation, ça nourrit de clics les réseaux sociaux, la popularité de trublions, parfois des œuvres, des romans, des essais, des causes très nobles et nécessaires aussi, le tout récent #MoiaAussi et tout le mouvement woke popularisé par Black Lives Matter.
On peut s’indigner de tout désormais. Il n’y a qu’à trouver le porte-voix. C’est facile, gratifiant et on se sent un peu important. Comme le disent les bouddhistes, la colère se cherche un objet. Et elle le trouve. Je m’excuse d’avance auprès des bouddhistes de faire de l’appropriation culturelle ici.
L’indignation chronique propulsée par des victimes réelles ou fantasmées se conjugue à une autocensure galopante. Certains flirtent avec l’envie de s’éclipser du débat public, qu’ils soient universitaires, politiciens, journalistes, penseurs. Et j’en connais qui vont précipiter leur retraite dans un repli prudent faute d’avoir des mots recherchés pour le dire et l’envie d’en débattre.
Être la cible de la rigueur morale dans laquelle infuse l’air du temps est devenu de plus en plus risqué. Et nous sommes tous catalogués selon notre genre, notre race, notre statut social, notre quartier même. Oui, oui, le réalisateur Spike Lee s’est fait reprocher de tourner un film sur la violence à Chicago alors qu’il est de Brooklyn.
Tiens, une amie cinéaste s’est fait souligner son hétérosexualité alors qu’elle tournait sur les personnes trans, une autre amie s’est fait traiter de capacitiste (un dérivé de capacité, qui place la personne « capable » comme la norme sociale) parce qu’elle avait mentionné sa marche sur le fleuve gelé à Boucherville un dimanche. « Et que faites-vous des personnes handicapées, madame ! » Et une autre s’est fait accuser de micro-agresser les diabétiques en diffusant des recettes de gâteaux au citron sur FB.
Entre blessure et censure, on doit tracer une ligne
Ton bonheur me porte ombrage, autrement dit. La « culture de l’annulation » ira jusque-là. Ils ont été plusieurs à s’excuser d’exhiber leur Valentin ou Valentine le 14 février sur les réseaux sociaux. Comme si une gêne de plus en plus contagieuse se faisait sentir à l’idée de vexer un groupe quelconque. Forcément, un.e célibataire répliquera que la vision du couple exacerbe sa solitude, que les roses rouges ne sont pas biologiques et que le chocolat n’est pas équitable. L’angélisme est une religion qui confine à l’anxiété.
Avertissements au début !
Avis à l’éditeur de Maxime-Olivier Moutier qui défrayait la chronique la semaine dernière pour cause de censure (selon l’auteur), certaines œuvres de fiction affichent désormais des contents warnings qui indiquent précisément les sujets sensibles et à quel chapitre du livre : alcool (verre en terrasse ou en soirée), racisme, cissexisme, transphobie, grossophobie, validisme (un synonyme de capacitisme), TOC, emploi d’un mot jugé problématique, comme « homme » ou « femme ».
Ce qu’on appelle les « traumavertissements » n’est plus réservé qu’aux téléséries un peu sanglantes aux heures de grande écoute. La mise en garde vous materne tout en décrétant : pas responsables de vos malaises cardiaques et de vos susceptibilités chroniques.
Je devrai peut-être débuter mes textes par un avertissement : les personnes sensibles pourraient être indisposées par l’emploi de certains mots et la possibilité d’être confrontées à des réalités, même heureuses, qui diffèrent de la leur.
L’indignation pourrait avoir beau jeu de nous donner bonne conscience. Pourtant, elle ne dispense pas de l’action.
Mais un journal peut-il être un espace sécurisé (safe space) à partir du moment où les points de vue présentés et les horizons dépeints s’entrechoquent forcément ? Certains lecteurs se lèvent même la nuit pour nous lire, nous haïr et nous le faire savoir. On se demande si le masochisme n’est pas une forme sous-estimée de masturbation intellectuelle.
À travers ces micro-luttes, il n’y a pas de liens de solidarité, me faisait remarquer une amie lesbienne très au fait des revendications minoritaires. Ce sont des lieux de distinction caractéristiques d’une pensée individualisée et d’un discours qui misent sur la culpabilité. La police de la pensée lisse finira par vous montrer du doigt au moindre accroc lexical. Car notre vocabulaire s’est enrichi ; Antidote n’arrive pas à suivre.
Génération offensée
Dans son essai, Génération offensée, truffé d’exemples — dont certains concernent le Québec et le Canada —, l’éditorialiste et réalisatrice française Caroline Fourest fait le portrait d’une génération et d’un mouvement qui se mord la queue avec ses particularismes. « Hier, les minoritaires se battaient ensemble contre les inégalités et la domination patriarcale. Aujourd’hui, ils se battent pour savoir si le féminisme est “blanc” ou “noir”. »
L’autrice militante constate que le politiquement correct a atteint la « caricature liberticide » que lui prédisaient ses adversaires conservateurs. Et la droite s’en frotte les mains. « Car elle leur donne le beau rôle de champions des libertés. »
Caroline Fourest rappelle qu’à titre d’ancienne présidente du Centre gay et lesbien, elle a connu les luttes et les insultes. « La bataille pour l’égalité m’a forgée. Mais je reste furieusement attachée à celle pour la liberté. » L’ancienne collaboratrice de Charlie Hebdo craint pour celle-ci. « Partout règne la tyrannie de l’offense, comme préalable à la loi du silence. »
Une part non négligeable de l’hystérie collective actuelle tient à l’épiderme, extrêmement douillet, des nouvelles générations. Et plus encore au fait qu’on leur a appris à se plaindre pour exister.
Des universités reculent, des médias revisitent leur façon de formuler. Nous sommes passés de la reconnaissance au ressentiment et à la revanche, nous prévient Caroline Fourest.
La preuve de la supériorité morale des insurgés de la gauche victimaire n’est plus à faire, mais une bataille interne et stérile se dessine, une « ghettoïsation qui arrange les dominants ».
Le monde se transforme « en concours de victimes ». Mais Fourest a raison de souligner que le bureau permanent des plaintes sert des opportunistes « simplement pour tenir boutique et exister médiatiquement ». Comme le disait Dolly Parton (chacun ses références) : « Get off the cross, honey, somebody needs the wood. »
À quoi bon avoir le dernier mot si c’est pour rester seul sur sa croix ?
cherejoblo@ledevoir.com
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Joblog
Aimé ce segment de France Culture : Faut-il en finir avec l’indignation ? « Pourquoi cet état est-il devenu une nouvelle manière d’être, presque une transformation anthropologique ? » se demande Géraldine Mosna-Savoye dans Le journal de la philo. Cinq minutes qui réfléchissent sur ce phénomène pétri de bons sentiments.
Souligné et écorné bien des pages du livre de Caroline Fourest, Génération offensée. De la police de la culture à la police de la pensée. Notre premier ministre, François Legault, semble s’intéresser au sujet. Je lui en recommande la lecture. L’autrice y traite d’appropriation culturelle, des nouveaux censeurs, de cours de yoga annulés au Canada et de Kanata annulé au Québec. Elle y parle des universités de la peur, des distributions d’acteurs sur tests d’ADN et de la différence entre hommage et pillage. Excellent tour d’horizon.
Lu cet article sur le retour du man bun, un effet collatéral de la pandémie. On le revoit partout et, personnellement, je le trouve très seyant pour certains. Appropriation culturelle (il vient des samouraïs au XVIe siècle) ou pas, il cache bien des petits soucis capillaires et permet de survivre aux fermetures de boutiques de coiffeurs et de barbiers.
Un mot de trop
Nous avons remplacé le petit-déjeuner qui nous réunissait occasionnellement par une marche dans un quartier perdu où personne ne nous reconnaîtra. Il pratique le même métier que moi, puissance dix. On ventile, on échange des confidences, du off the
record, et on fait le point sur nos vies.
— Tu sais quoi ? Je crois que je vais terminer ma carrière sur un mot de trop, pas assez woke, lui dis-je.
— Ben voyons ! Pas à ce point ?
— Non, mais j’ai l’impression de toujours marcher sur des oeufs maintenant. Et notre métier, c’est de nommer les malaises, d’essayer de les circonscrire. Je suis trop blanche, trop cisgenre, trop vieille, trop flyée pour certains, trop straight pour d’autres.
— Y a toujours du monde pour nous détester. Ça leur fait du bien.
— Oui, je sais. Même si on ne s’habitue jamais à être la cible des malheurs d’une personne. C’est plus large. Je préfère le sujet léger. L’époque est lourde. Je ne sais plus de quoi leur parler sans avoir l’impression de commettre un crime de lèse-majesté. Tout le monde est à cran.
— Pourquoi tu ne leur dis pas ?
— Dire quoi ?
— À tes lecteurs du Devoir ! Dis-leur ça. Que tu ne sais plus de quoi leur parler. Ils vont te répondre.
— Tu as raison. Si je tiens, c’est souvent grâce à eux.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.