Le droit de bloquer
Dans quelle mesure les élus ont-ils la faculté d’exclure de leurs réseaux sociaux ceux qui expriment leur désaccord avec leurs décisions ou prises de position ? Récemment, on a reproché au chef du Bloc québécois de bloquer des correspondants qui critiquaient ses prises de position. On a vu des élus locaux et même le premier ministre du Québec bloquer des abonnés qui critiquaient leurs politiques.
Les plateformes comme Twitter et Facebook sont les places publiques de notre temps. Dans l’univers numérique, ce sont des infrastructures critiques pour la circulation de la parole et des images. Mais ces ressources — on l’a maintes fois souligné — sont des propriétés privées. Elles ont la faculté de « modérer » à leur guise les images et les textes. Elles ont pu à ce jour se comporter comme des espaces ouverts à pratiquement tous les propos, y compris ceux à la marge des lois, car elles ne sont pas a priori responsables de ce qui est affiché sur leurs sites. Elles sont configurées de manière à permettre le « partage » de contenus produits par d’autres, mais elles ne répondent pas des errements ou des faussetés qui pourraient s’y trouver. Ces environnements essentiels pour les échanges et les débats publics ont la faculté d’exclure à leur guise. Twitter et Facebook se sont prévalus de cette prérogative lorsque les messages de Donald Trump et de ses disciples ont atteint un seuil critique menaçant de mettre à mal leurs intérêts commerciaux.
Tout individu peut posséder un compte sur un réseau social. Cela l’habilite à diffuser des commentaires ou des images et même à partager des propos publiés par d’autres.
Les simples particuliers ont le loisir de diffuser ce qu’ils veulent et d’accepter d’être « suivi » ou non par d’autres. Par exemple, sur Facebook, tout usager a pleine liberté d’accepter ou non d’être « ami » avec une personne qui lui en fait la demande. De même, sur Twitter, chacun est libre de suivre les comptes de son choix. Les individus ont aussi le loisir de « bloquer » les correspondants qui ne leur conviennent pas.
Évidemment, l’effet pervers cumulatif de cette faculté offerte à tous les usagers de sélectionner les points de vue qui correspondent à leurs croyances ou à leurs prédilections peut contribuer à les enfermer dans des bulles où seules les informations qui coïncident avec leurs croyances sont partagées.
Mais les élus, ceux qui sont responsables de services publics ou les agents de l’État ne sont pas de simples particuliers. Ils exercent une fonction participant à l’autorité étatique. Lorsqu’ils font le choix d’exprimer leurs vues ou d’annoncer leurs décisions par le truchement de comptes de réseau social, ils sont dans une position différente d’un particulier. Un compte de réseau social utilisé dans le cadre de l’exercice d’une fonction étatique s’envisage comme une ressource étatique. Les élus qui ont un compte Twitter, Facebook ou sur d’autres réseaux sociaux n’ont pas le loisir de bloquer ceux qui y inscrivent des commentaires pour la seule raison qu’ils les désapprouvent.
L’ancien président Donald Trump avait fait de ses comptes de réseaux sociaux un outil de communication gouvernementale. Lorsque celui-ci a entrepris de bloquer certains de ses abonnés en raison de leurs propos trop critiques à son goût, sa décision a été contestée devant un tribunal. En juillet 2019, la Cour d’appel a confirmé la décision de la juge de la Cour de district de l’État de New York. Le compte utilisé par le président afin de faire connaître ses positions et ses décisions constituait un forum public. Un forum public est en principe accessible à tous et nul ne peut en être exclu pour la seule raison qu’il tient des positions que l’on désapprouve. Un dirigeant politique ne peut en exclure ceux qui sont en désaccord avec lui.
À ce jour, les tribunaux canadiens n’ont pas été appelés à examiner la mesure dans laquelle les comptes de médias sociaux des élus constituent des espaces publics au sein desquels chacun a la liberté de s’exprimer. Le professeur Louis-Philippe Lampron de l’Université Laval, s’appuyant sur la décision américaine à l’égard des comptes Twitter du président Trump, écrivait qu’à partir du moment où une institution publique ou un élu choisit d’utiliser un réseau social, comme un compte Twitter, pour transmettre de l’information d’intérêt général à la population, ils ne peuvent interdire à une personne (ou à un groupe) d’avoir accès à ces informations pour la simple raison qu’elle a (ou qu’il a) exprimé un commentaire critique à son propos. Le professeur Lampron explique que les institutions publiques qui veulent éviter de contribuer à la diffusion de propos critiques à leur égard ont un vaste éventail de moyens pour transmettre leurs informations à la population sans permettre de rétroaction.
Un élu peut évidemment supprimer ou bloquer des contenus qui contreviennent à la loi ou qui sont clairement abusifs. Il est raisonnable de faire en sorte que l’injure, la diffamation ou les faussetés avérées ne soient pas tolérées. Mais le seul fait qu’un intervenant exprime une opinion contraire n’est pas un motif suffisant pour le bloquer ou supprimer ses propos. Il est vrai que la ligne est parfois mince entre un propos illégal et un propos désobligeant. Il est aussi vrai que plusieurs commentateurs peuvent y aller d’épithètes diffamatoires. Il faut savoir distinguer les commentaires critiques de ceux qui appellent à la haine ou portent fautivement atteinte à la réputation ou à la vie privée. Il y a ici une éloquente illustration des écueils auxquels peuvent mener les tendances à confondre le propos que l’on désapprouve avec celui qui contrevient aux lois. L’élémentaire rigueur interdit de décréter qu’un propos qu’on désapprouve est « haineux » ou « diffamatoire » à moins d’être en mesure de démontrer qu’il contrevient effectivement aux lois.
L’espace des réseaux sociaux appartient à des entreprises privées et la question de l’encadrement de ces acteurs au moyen de législations demeure cruciale. Mais ces espaces sont configurés de façon à permettre à tous d’y exprimer leurs points de vue. Lorsqu’ils sont utilisés dans le cadre de fonctions étatiques, il est contraire à la liberté d’expression d’exclure des participants sur la seule base de leurs opinions.