Ouvrir les yeux

Les scènes de l’assaut violent contre le Capitole à Washington ont secoué la planète et provoqué une vague d’indignation et même de dénonciations de la part de plusieurs chefs de gouvernements démocratiques. Avec raison.

La démocratie est un acte de volonté. Pour durer, elle dépend de l’acceptation par les politiciens et les citoyens de se plier au choix démocratique de la population. Il suffit d’une minorité bien armée pour enrayer cette mécanique qui repose sur des règles constitutionnelles, la primauté du droit et des conventions éprouvées.

Au Canada, la stupéfaction a été suivie de demandes justifiées d’inscrire sur la liste des entités terroristes le groupe Proud Boys, un tenant de la suprématie blanche et organisateur de ce soulèvement. Le ministre de la Sécurité publique, Bill Blair, a laissé entendre qu’il l’envisageait.

Cela ne suffit pas, car le Canada n’est pas immunisé contre le terrorisme d’extrémistes de droite. En avril 2019, le ministre de l’époque, Ralph Goodale, faisait d’ailleurs état devant le Comité sénatorial de la sécurité nationale et de la défense des « préoccupations de la communauté internationale à la suite des événements tragiques de Christchurch, en Nouvelle-Zélande [un attentat contre deux mosquées qui a fait 51 morts le mois précédent], et de la menace de l’extrémisme d’extrême droite menant à la violence ». À ses côtés, le directeur du Service canadien du renseignement de sécurité, David Vigneault, renchérissait en parlant du « nombre d’activistes d’extrême droite et de suprémacistes blancs » actifs au Canada.

Le Canada n’est pas les États-Unis. Mais, mais…

Ces idéologies y ont déjà inspiré des attentats meurtriers. De la fusillade de Moncton en 2014 qui a coûté la vie à trois policiers de la GRC à l’attaque à la voiture-bélier à Toronto en 2018 qui a fauché 10 personnes et en a blessé 16 autres, en passant par l’attentat contre le Centre culturel islamique de Québec en 2017 qui a fait six morts et huit blessés. Il s’agissait chaque fois de jeunes hommes qui s’abreuvaient à des sites Internet prêchant le rejet de l’autorité de l’État, la haine des femmes ou celle des musulmans et des immigrants.

En 2018, la fuite d’un rapport interne des forces armées sur la présence d’éléments extrémistes dans leurs rangs a permis de découvrir qu’elles ont pu identifier plus d’une cinquantaine de personnes appartenant à des groupes à l’idéologie haineuse ou partageant leur idéologie, confiait à la CBC le journaliste Ryan Thorpe, du Winnipeg Free Press, en septembre dernier. Il a lui-même enquêté sur le sujet et a découvert entre autres un soldat membre du groupe néonazi The Base. CBC, de son côté, a exposé un réserviste qui était membre des Three Percenters et des Soldiers of Odin.

À la suite de ces révélations, l’armée, la marine et l’aviation ont publié une directive concernant la lutte contre les comportements haineux. Le ministre de la Défense, Harjit Sajjan, promettait de son côté une politique pour l’ensemble des forces armées. Qu’on attend toujours.

La fermeté est pourtant de rigueur, car la toile canadienne de groupes d’extrême droite, stimulée par ce qui se passait au sud de la frontière, s’est étendue, selon la criminologue Barbara Perry, d’Oshawa. Leur nombre aurait augmenté de 30 % depuis 2015, disait-elle récemment sur les ondes de la CBC, et certains, comme le groupe Three Percenters qui a des sections en Alberta et en Ontario, ont des membres qui ont suivi un entraînement militaire ou paramilitaire.

Il n’est pas normal que seulement deux de ces organisations figurent sur la liste des entités terroristes interdites, comme l’écrivait Le Devoir hier. La complaisance n’est pas une option. Y compris chez les politiciens, ce que devrait retenir le chef conservateur, Erin O’Toole.

Son équipe et lui ont joué avec le feu en acceptant de répondre par écrit à des questions du site Rebel, pourtant dénoncé pour sa couverture complaisante du rassemblement suprémaciste de Charlottesville en 2017, qui s’est soldé par un mort, et pour offrir une tribune à certains extrémistes. Le pire pour le chef conservateur est que Rebel a choisi de publier les réponses au début de cette semaine, quelques jours à peine après que la droite extrémiste a montré de quoi elle était capable avec les encouragements d’un politicien.

La classe politique a un rôle important à jouer pour neutraliser ce venin. À l’avant-scène du débat public sur des choix de société cruciaux, il lui revient de ne pas confondre la diabolisation de l’adversaire et de ses partisans avec la critique sérieuse, vigoureuse et même cinglante de leurs politiques. La différence est fondamentale entre dénoncer et dénigrer.

Son parti étant souvent soupçonné de ménager cette frange inquiétante de la droite, M. O’Toole doit se dissocier de cette dernière de manière catégorique. Le gouvernement et les organismes du renseignement, de leur côté, doivent démontrer qu’ils prennent les mesures nécessaires pour contrer la menace que ces groupes extrémistes pourraient poser. Le triste spectacle du Capitole ne nous laisse pas d’autre choix.

 

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