Publier John le Carré

Que fait un éditeur ? Quelle est sa raison d’être ? Normalement, j’évite ce genre de lourde question, ayant plutôt tendance à m’immerger dans le quotidien. D’habitude, je me concentre sur la tâche du jour, et vous me trouverez souvent dans des librairies, devant des kiosques de gare ou dans des pharmacies de chaîne en train de tripoter le stock afin d’assurer la diffusion correcte du magazine que je dirige depuis 37 ans.

Cela dit, il m’arrive de me lancer dans des obsessions qui n’intéressent pas grand monde à part moi. C’est comme ça, il y a quinze ans, que je me suis mis en quête de John le Carré, écrivain illustre et secret, et c’est ainsi que je trouve détente et soulagement dans mon métier. Cette ambition de publier le Carré, de m’y associer, m’est revenue à l’esprit lors de la triste nouvelle de sa mort il y a trois semaines. J’en ai été choqué — la perte d’un ami, même s’il n’était pas un proche, m’a frappé avec une intensité inattendue. Du coup, je me suis mis à fouiller dans notre correspondance pour mieux comprendre la motivation fondamentale qui a animé ma carrière dans l’édition.

Je lisais le Carré passionnément grâce à ma sœur aînée, Solange, qui me l’avait recommandé lorsqu’elle dansait dans le ballet de l’Opéra à Berlin-Ouest dans les années 1970. Demeurant dans le cadre du premier roman célèbre de l’écrivain à pseudonyme, L’espion qui venait du froid, Solange était bien placée pour me régaler avec ses propres allers-retours à Berlin-Est communiste à bord de l’U-Bahn. Comme des milliers d’adolescents, je suis tombé sous l’enchantement de ce best-seller mondial en raison non seulement du récit merveilleux, mais aussi des personnages de cinéma incarnés par le brillant Richard Burton et la ravissante Claire Bloom. Que le Carré soit un ancien espion britannique avec une véritable identité, celle de David Cornwell, ne me concernait pas tellement, car ses histoires tendues et profondes dépassent le genre de l’espionnage ; il serait plus juste de considérer le Carré comme le romancier par excellence de la guerre froide en passant par la condition impitoyablement bureaucratique et souvent amorale de cette lutte infernale et inutile entre capitalisme et communisme.

Cela dit, son parti pris anti-américain ne cachait pas une sympathie pour Moscou et son système totalitaire. Voyageant en 1983 de Paris à Prague, j’ai fait exprès de prendre le train parce que je voulais passer à travers le rideau de fer sur terre, ressentir la peur d’être arrêté et de subir une fouille par un État policier — c’est-à-dire comme dans un roman de le Carré. Je n’ai pas été déçu à la frontière à bord du train quand la police y est montée, ni après notre arrivéeà Prague quand ma future épouse et moi, nous nous sommesretrouvés suivis partout par le même homme. Se taire ou pratiquer l’autocensure parce qu’on était écoutés par les flics — dans la chambre d’hôtel ainsi que dans l’appartement d’un diplomate américain où nous avons rencontré des écrivains tchèques dissidents — et communiquer avec les gens face à face plutôt que leur téléphoner, tout cela m’avait déjà été dicté par la fiction de le Carré.

Toutefois, je me suis demandé comment il allait pouvoir survivre, sur le plan créatif, à la chute du mur de Berlin en 1989 et à l’effondrement de l’Union soviétique en 1991. C’est à ce moment-là que le Carré a fait ses preuves de grand écrivain, car son œuvre postcommunisme était encore meilleure et plus pertinente que ses ouvrages précédents, alors au faîtede ses capacités d’espionnage. Du conflit Israël-Palestine à la corruption de l’industrie pharmaceutique, le Carré est devenu également une force politique internationale.

Un tournant notable a eu lieu en 2003 quand le Carré s’est déclaré contre la folle et mensongère invasion de l’Irak par George W. Bush et Tony Blair. Là, j’ai reconnu une confluence d’intérêts et de dégoût. Harper’s Magazine, en tant qu’institution, et moi, en tant que journaliste, avions pris parti contre l’invasion — si le Carré était une âme sœur littéraire et politique, pourquoi n’avait-il pas écrit pour Harper’s depuis 1965 ? En janvier 2006, j’ai envoyé une première lettre faisant ma plaidoirie à David Cornwell. Plus d’un mois s’est écoulé, puis j’ai reçu une charmante réponse, écrite à la main, qui contenait assez d’encouragementpour que je continue ma poursuite. Notre relation épistolaire a fleuri, toujours par la poste papier, aboutissant sept ans plus tard à la publication dans Harper’s du premier chapitre — avant sa parution officielle et accompagné d’une postfacepar le Carré — du roman Une vérité si délicate, son tour de force contre la sale guerre « antiterroriste » de Bush-Blair. Était-ce une réussite littéraire malgré sa colère politique ? Lors de la publication française, Alexis Liebaert, dansMarianne, a salué le retour du « grand » romancier et a posé cette question : « Et si ce livre haletant et vengeur était le meilleur roman de le Carré ? » Ému, je lui ai envoyé la coupure. Toujours humble, il m’a répondu ceci : « Les Français semblaient m’avoir oublié pour un temps… mais cette fois-ci, je reçois de l’attention amicale. »

On s’est enfin rencontrés en 2015, à Londres, lors d’un déjeuner familial. Plus récemment, on discutait d’un possible article critique de Boris Johnson et du Brexit. Hélas, ce projet-ci ne serait pas réalisé. Mais voilà ce qui me motive, voilà ce que j’ai perdu.

John R. MacArthur est éditeur de Harper’s Magazine. Sa chronique revient au début de chaque mois.

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