Cent ans de radio et de régulation

L’année 2020 marquait le centenaire de cet objet si quotidien qu’on ne le remarque presque plus. En mai 1920, la station de radio XWA, située à Montréal, a diffusé ses premières émissions. Un centenaire souligné au Musée des ondes Emile Berliner de Montréal. La radio, diffusée sur les ondes ou consommée en balado, est depuis longtemps une compagne fidèle de notre quotidien. Le centenaire de la radio est aussi celui de la réglementation de cet objet qui a marqué le XXe siècle. Le développement de la réglementation de la radio est emblématique de la façon dont on appréhende les réalités engendrées par les objets technologiques. Il y a là des leçons pour ceux qui s’interrogent sur les façons d’assurer les équilibres dans une société marquée par l’omniprésence des technologies de l’information.

À ses débuts, la radio est envisagée principalement comme un objet technique plutôt que comme un vecteur d’activités culturelles ou un média d’information. La réglementation est minimale. À compter de 1922, le ministère fédéral de la Marine commence à attribuer des permis pour opérer un appareil radio qu’on assimilait alors à de la télégraphie sans fil. Le Québec va même mettre en place, en 1929, sa propre législation sur la radio… jusqu’à ce que les tribunaux déterminent que la radiodiffusion relève de la compétence fédérale.

C’est une controverse au sujet des émissions diffusées par des radios appartenant à une organisation religieuse en Ontario qui précipite les démarches afin de mieux encadrer les usages de cette technologie naissante. À la suite des débats engendrés par le retrait pur et simple des permis de radios religieuses par le ministre responsable, le gouvernement fédéral crée une commission qui sera présidée par lebanquier John Aird. Dans leur rapport d’une vingtaine de pages, les commissaires recommandent d’organiser la radiodiffusion sur le modèle qui prévaut au Royaume-Uni, soit un service public destiné à remplacer les stations privées qui existaient alors. Reflétant les conceptions de l’époque, la commission Aird recommande d’interdire purement et simplement les stations religieuses et de bannir des ondes les propos portant sur des sujets controversés !

Les moyens ne seront jamais suffisants pour nationaliser l’ensemble des entreprises de radio tel que le recommande la commission Aird. Les radios privées seront pendant des décennies réglementées par Radio-Canada, qui tenait alors à la fois le rôle de diffuseur public et de régulateur des ondes. Cette politique officielle fondée sur le caractère en principe « temporaire » de la radio privée va officiellement prendre fin avec la loi de 1958 sur la radiodiffusion, qui ouvre aussi la porte à l’implantation de la télé privée.

Pendant ce temps, aux États-Unis, après avoir cru un temps que les radios pourraient se réguler sans intervention étatique, le Congrès crée une commission fédérale pour réguler les fréquences radio considérées comme une ressource rare. La réglementation de la radio se justifie par l’argument selon lequel les fréquences ne sont pas accessibles à tous ceux qui seraient désireux de diffuser des émissions. Plus tard, dans les années 1960, les tribunaux décideront que ceux qui ont le privilège d’exploiter l’une de ces précieuses fréquences radio doivent agir comme fiduciaires du public. Une idée qui marquera la réglementation canadienne pour des décennies.

L’idéal de ce service public, qui a tant marqué la radio au cours du XXe siècle, va toutefois connaître d’importants reculs à la faveur de la poussée du néolibéralisme qui balaie le monde dans le dernier quart du siècle. On met en veilleuse plusieurs règles balisant les usages des ondes radio à des fins expressives. Bienvenue aux radios poubelles (trash radio) qui mettent à profit la technologie, multiplient les tribunes donnant à fond dans le spectacle d’experts en tout et en rien, allergiques à la nuance.

L’avènement d’Internet contribuera à saper encore plus les règles qui visaient à assurer l’équilibre et la civilité sur les ondes. Poussés à la fois par la pression engendrée par Internet et par une idéologie récusant la légitimité même de l’idée de service public, les régulateurs font le choix de laisser s’étioler les règles destinées à promouvoir l’équilibre sur les ondes. Au cours des décennies 1990 et 2000, le CRTC abandonne à l’autoréglementation par l’industrie des pans entiers de l’application des normes en matière de contenus controversés.

Des ondes à Internet

Ce premier siècle de la radio illustre comment naissent et meurent les idées au nom desquelles on régule un objet technique. Pour la radio par ondes hertziennes il y a un siècle, tout comme pour les médias sur Internet aujourd’hui, on observe cet affrontement entre deux visions. Il y a la vision qui postule que ceux qui bénéficient des dispositifs de diffusion doivent être laissés à eux-mêmes et la vision soucieuse de promouvoir les impératifs de service public. Depuis longtemps, on sait que la radio nécessite des ressources qui relèvent de la collectivité. Sans régulation, les interférences rendent les diffusions inaudibles. Sans régulation, les impératifs commerciaux peuvent jouer contre la diversité des émissions et des opinions.

Désormais, la radio voyage par les ondes et par Internet, elle est portable sous forme de balados et diffusée par les assistants personnels répondant aux commandes vocales. La diffusion par Internet est largement tributaire des données, une ressource produite par l’ensemble de la collectivité. Comme les ondes il y a un siècle, les données massives sont la principale ressource permettant la production de valeur dans le réseau. Il aura fallu trois décennies pour qu’on se rende compte que la radio ne pouvait se réguler toute seule, que l’usage de ressources limitées, comme les fréquences, doit venir avec des obligations. Après trois décenniesd’Internet peu ou pas régulé, plusieurs États démocratiques entreprennent enfin de se doter de règles pour restaurer les équilibres au sein de ces espaces en ligne désormais lieux privilégiés de la parole… et de la radio d’aujourd’hui.

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