Quand supprimer un propos?
Une plainte pour supprimer une émission qui n’est plus au goût du jour, une commission scolaire qui sort le correcteur pour masquer le titre d’un livre cité dans les manuels, une université à qui on réclame de retirer un titre à un professeur dont les positions ne sont pas au goût de certains… Ce ne sont que quelques exemples de la tendance à revendiquer la sanction d’activités expressives qui déplaisent. Pour éviter que chaque contestation d’un propos tourne au psychodrame, Odile Tremblay préconisait début décembre de mettre au point des outils afin d’aider ceux qui ont la maîtrise de lieux de diffusion à décider au lieu de « les laisser réagir à l’aveugle aux appels à la guillotine ».
Pour décider de supprimer un propos de l’espace public, il importe en effet de se fonder sur des raisonnements cohérents. Or, il existe déjà une grille d’aide à la décision afin de répondre aux revendications de suppression d’un contenu. Ce sont les lois qui, dans divers domaines, déterminent que tel propos est interdit ou punissable. En dehors de ce qui est prévu par les lois, il n’y a pas de repères prévisibles et légitimes pour justifier la suppression d’une activité expressive. Lorsqu’on se met à acquiescer à toutes sortes de revendications pour supprimer ou punir sans se demander si le propos est effectivement interdit par la loi, on est vite entraîné dans le tordeur de l’arbitraire. Les lois existent pour déterminer ce qu’il convient de faire lorsqu’une activité expressive pose problème. Elles mettent en équilibre les enjeux de libre circulation de l’information et les autres intérêts qui peuvent se trouver mis à mal par une activité expressive.
Devant une demande de suppression d’un propos ou de punition pour l’avoir tenu, il faut en premier lieu trouver la règle qui permet de sévir. La liberté d’expression ne peut être limitée que par une règle de droit. De telles règles ne peuvent imposer que des limites raisonnables et justifiables dans une société libre et démocratique. En outre, au Québec, les entreprises et les institutions sont tenues de respecter la Charte des droits et libertés de la personne, qui affirme notamment la liberté d’expression et le droit à l’information « dans la mesure prévue par la loi ». Ces garanties imposent une première ligne de conduite à tenir lors d’une demande de supprimer un contenu ou de punir une activité expressive. La première réponse de toute organisation qui reçoit une telle demande devrait être de demander qu’on lui explique en quoi le propos contrevient à une loi.
Les lois énoncent de multiples règles limitant les activités expressives. Certaines interdisent ou punissent le propos qui porte une personne raisonnable à haïr d’autres personnes. Il en va de même des lois qui punissent la diffusion d’informations induisant à la discrimination illégale ou qui portent fautivement atteinte à la réputation des personnes ou à leur vie privée. Ajoutons à cela les lois interdisant la publicité trompeuse, celle destinée aux enfants ou portant sur des produits ou services réglementés. Par contre, les lois départagent ce qui est effectivement attentatoire à d’autres droits ou valeurs et ce qui relève de la marge de liberté inhérente à toute liberté constitutionnelle. Par exemple, les lois font une distinction entre le propos qui porte effectivement à haïr et le propos désobligeant. Dans le langage courant, certains confondent propos haineux au sens de la loi et propos avec lesquels ils sont en désaccord. La loi évite ce genre de glissement.
Lorsque le propos contesté ne contrevient pas aux lois, l’organisation confrontée à une demande de suppression doit avoir le courage d’expliquer qu’il n’y a pas de fondement pour supprimer ou punir le propos visé. Si une telle ligne de conduite avait été suivie, on aurait évité plusieurs psychodrames.
Évidemment, ceux qui réclament la suppression de propos peuvent être dirigés vers les élus auprès desquels ils pourront revendiquer l’adoption d’une loi qui viendrait prohiber le propos qu’ils trouvent inadmissible. Il leur faudra alors convaincre les élus et éventuellement les juges, dans le cadre de débats publics, qu’un tel interdit constituerait une limite raisonnable pouvant se justifier dans une société libre et démocratique.
Seuls les propos qui contreviennent à une loi peuvent être interdits ou supprimés. Mais le droit de critiquer tout ce qui est diffusé est lui aussi garanti. La seconde étape de la démarche à suivre par ceux qui ont la maîtrise d’espaces de diffusion est de rappeler à ceux qui revendiquent la sanction ou la suppression d’un propos que leur liberté d’expression est aussi garantie. Ils ont pleine liberté de dire que le propos est à leurs yeux condamnable, de le réfuter et même de préconiser qu’il soit supprimé. Mais cette liberté de critiquer ne va pas jusqu’à les investir d’un droit de veto sur la diffusion de propos dont le seul tort est d’exprimer quelque chose qui leur déplaît.
La troisième étape consiste à se demander si, compte tenu du contexte de sa diffusion, le contenu visé peut affecter négativement certaines personnes. Par exemple, une émission diffusée aux heures de grande écoute peut se trouver accessible à un public d’enfants qui pourraient être négativement affectés. Il pourra alors être opportun d’y apposer une mention afin d’informer l’auditoire des caractéristiques du propos. Dans cet esprit, l’organisme peut adopter de bonnes pratiques afin de promouvoir la civilité dans les expressions d’opinions. Mais si la civilité est à encourager, elle ne se décrète pas.
Pour ne pas tomber dans l’arbitraire, il faut réagir avec courage aux demandes de suppression. Il faut y répondre en rappelant que les libertés expressives sont garanties à tous y compris à ceux qui souhaitent exprimer des critiques à l’égard de tout propos ou de tout contenu. Mais, en dehors des lois, il n’existe pas de règle obligatoire autorisant à supprimer ou à punir une activité expressive du seul fait que certains sont en désaccord avec elle ou mal à l’aise.