Au-delà d’Elliot Page
La nouvelle a fait le tour du monde cette semaine : Elliot Page, l’acteur canadien bien connu pour ses rôles dans Juno, Inception et Umbrella Academy, a annoncé mardi être une personne trans.
Le geste a une portée importante. On peut facilement imaginer tous les jeunes trans, dont le chemin vers l’acceptation et l’estime de soi devient un peu plus facile lorsque des célébrités qui disposent d’un pouvoir d’influence important ouvrent ainsi la voie pour eux.
À travers les applaudissements, toutefois, des sentiments plus mitigés se sont aussi exprimés, dont ceux de Florence Ashley, juriste et bioethicienne transféminine, qui entame un doctorat en droit à l’Université de Toronto après un stage à la Cour suprême du Canada.
Sur Twitter, ille* écrivait : « Je suis contente qu’Elliot Page attire l’attention sur les difficultés vécues par les communautés trans puisque merde ! les gens se foutent de nous lorsqu’on parle du harcèlement, de la discrimination et de la violence qui nous ciblent, à moins qu’une vedette sorte du placard. »
Ça peut sembler dur. Mais on ne peut pas dire que c’est complètement faux. Je l’ai appelée pour qu’ille explique.
Au téléphone, Florence me dit tout de suite avoir mal dormi. Pourquoi ? Au Royaume-Uni, la Cour vient de rendre encore plus difficile l’accès aux bloqueurs de puberté pour les jeunes trans. C’est une triste nouvelle pour les droits de la jeunesse du pays, mais aussi de partout. Ille me décrit comment ce genre de jugement peut nourrir les arguments des adversaires des droits des personnes trans, et avoir une incidence jusqu’ici. Florence anticipe déjà les conséquences locales.
C’est qu’au Québec, le combat pour l’acceptation et le respect des jeunes trans est loin d’être terminé. L’Assemblée nationale termine présentement l’étude d’un projet de loi visant à interdire les thérapies de conversion, ces pratiques pseudoscientifiques visant à faire modifier l’identité et l’expression de genre ou l’orientation sexuelle des personnes, pour les ramener vers la « norme ». La littérature scientifique montre depuis longtemps le lien effarant entre ce type de « thérapies » et le risque de suicide et d’idéation suicidaire. Il était plus que temps d’agir. Florence croit toutefois que le projet de loi tel qu’il risque vraisemblablement d’être adopté ne sera pas applicable, et aidera peu à protéger les jeunes d’ici.
En effet, on y définit la thérapie de conversion de manière tellement vague que la plupart des professionnels douteux pourront passer entre les mailles du filet. Lors de son passage en commission parlementaire, Florence a nommé plusieurs manières dont le projet de loi pourrait être renforcé. Il faudrait notamment que les poursuites contre les personnes pratiquant les thérapies de conversion soient couvertes par l’aide juridique, vu le haut taux de pauvreté des populations LGBTQ+ en général et des personnes trans en particulier. Le texte proposé ne fait rien, non plus, pour interdire aux parents d’amener leurs enfants subir une telle thérapie dans une autre province ou dans l’un des nombreux camps situés aux États-Unis.
Florence craint qu’on se félicite de l’adoption de la loi et que les jeunes n’en soient pas plus protégés, ou si peu. De manière générale, ille se méfie de la tactique bien canadienne visant à écrire dans nos chartes, sur papier, que nous sommes tous égaux et que nous avons des droits, alors que l’État ne prend pas de mesures concrètes pour que les réalités changent.
Et c’est quoi, la réalité, Florence ? « Une étude du projet Transpulse a montré qu’en 2010, la moitié des personnes trans vivant en Ontario gagnaient moins de 15 000 $ par année. On aura bientôt les chiffres plus récents pour tout le Canada. Rien n’indique que la réalité au Québec soit très différente. »
Ensuite ? Les délais et les étapes bureaucratiques pour avoir accès à l’hormonothérapie puis aux chirurgies sont énormes. Et il y a les coûts aussi. Même si les opérations de réassignation génitale sont techniquement couvertes par le ministère de la Santé, il faut obtenir une évaluation psychologique par deux professionnels différents pour y avoir accès — services qu’il faut souvent aller chercher au privé. Par ailleurs, ce n’est pas tout le monde qui peut se permettre d’arrêter de travailler pendant une longue convalescence.
Les autres chirurgies jugées « esthétiques » par le gouvernement, comme l’épilation et la féminisation du visage ou l’augmentation mammaire, ne sont pas couvertes. « Ce ne sont pas toutes les personnes trans qui les désirent », précise Florence. « Toutefois, elles ont un impact énorme sur la santé mentale et sur la sécurité personnelle des gens qui les souhaitent ». Sécurité, Florence ? « Oui, sécurité. Moi, par exemple, je vis beaucoup moins de harcèlement et de violence dans la rue depuis que je suis moins facile à identifier comme personne trans par les inconnus. »
On parle donc de dizaines de milliers de dollars, notamment pour se mettre à l’abri de la violence et avoir de meilleures chances d’obtenir un emploi, par exemple, dans un monde où la transphobie n’est malheureusement pas marginale. Pour une communauté où la pauvreté, voire l’extrême pauvreté et précarité, est normale, le statu quo laisse effectivement à désirer, peut empêcher de dormir, et parfois inspirer des gazouillis amers.
« Je ne crois pas que la majorité des Québécois soient activement transphobes », admet Florence vers la fin de notre conversation. « Toutefois, les transphobes militants sont plus actifs, financés et organisés que bien des alliés qui nous appuient, certes, mais de manière bien abstraite et théorique. »
Il va falloir réfléchir aux mots de Florence, bien au-delà du buzz sur Elliot Page.
* ille : pronom non genré