Un peuple martyr
Cela se passait sur la petite place Aznavour il y a deux ans presque jour pour jour. La population d’Erevan était réunie pour suivre en direct sur un écran géant l’hommage national rendu par le président Emmanuel Macron à l’auteur de La bohème mort à 94 ans. Tout le pays était accroché aux images de ce cercueil qui, à 4000 kilomètres de là, traversait la cour des Invalides. Hasard de l’histoire, ce jour-là, les 54 pays membres de l’Organisation internationale de la francophonie étaient réunis à Erevan.
Il faut savoir ce que cela signifie que de parler français en Arménie. Tout à coup, les yeux des passants s’éclairent. Ils vous arrêtent dans la rue et vous sourient comme si vous ameniez le soleil. Les Québécois qui s’imaginent parfois seuls au monde à parler français devraient tous aller faire un stage dans la capitale arménienne. Ils en reviendraient convaincus que leur langue est l’une des quelques rares langues internationales du XXIe siècle et qu’elle vaut bien qu’on la défende par tous les moyens possibles.
Mais, où sont passés la Francophonie et le reste du monde aujourd’hui que la petite Arménie se fait littéralement dépecer par les nouveaux empires ?
Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Après six semaines d’affrontement, le 9 novembre dernier, l’Artsakh, peuplé d’Arméniens et situé dans le Haut-Karabakh est tombé aux mains des Azéris turcophones d’Azerbaïdjan. Située à 300 km d’Erevan, cette région abritant 150 000 Arméniens s’était autoproclamée indépendante en 1991, en même temps que la petite République d’Arménie retrouvait son indépendance avec la dissolution de l’URSS. Même si l’indépendance de cette région autonome d’Azerbaïdjan n’avait été reconnue par personne, un cessez-le-feu intervenu en 1994 sous l’autorité des Russes avait figé le rapport de force. L’espoir d’une réunification avec la mère patrie était toujours vivace.
À la fin septembre, les troupes de l’Azerbaïdjan soutenues par la Turquie ont profité de la pandémie pour mettre la main sur sept districts de cette enclave chrétienne offerte en 1923 par Staline en pâture à la république socialiste et pétrolière de Bakou. L’ironie est tragique de voir le peuple martyr de ces terres ingrates et montagneuses à nouveau contraint à l’exode.
Pas de pitié pour les petites nations ! Après les Kurdes l’an dernier, les Arméniens passeront peut-être à l’histoire comme les premières victimes du retour sur la scène internationale en ce début du XXIe siècle des empires d’avant-hier.
Comment ne pas voir en effet dans ces événements le triomphe de Recep Tayyip Erdoğan qui rêve de reconstituer le vieil Empire ottoman ? C’est le transfert de ses mercenaires djihadistes de Syrie vers le Haut-Karabakh et la mise à disposition de ses drones qui ont assuré la victoire de l’Azerbaïdjan.
Comment ne pas y voir non plus la revanche d’un disciple des Frères musulmans sur les héritiers de ce qui fut après tout le premier royaume chrétien du monde (dès le IVe siècle) ? On parle aujourd’hui d’un arc turcophone autrefois appelé califat, allant du Bosphore à la Mongolie. La conversion en mosquée de l’ancienne cathédrale Sainte-Sophie à Istanbul en juillet dernier aura été le symbole par excellence de cette nouvelle volonté impériale. En arrière-plan de ces affrontements se dessine une guerre de religion qui ne dit pas son nom. Un rapport publié l’an dernier aux États-Unis avait établi que, de 1997 à 2006, 89 églises médiévales, 5840 stèles sculptées d’une croix et 22 000 pierres tombales avaient été détruites dans les régions arméniennes sous contrôle azéri.
Pourquoi cette obsession contre la petite Arménie ? Peut-être aussi parce que ces rescapés du premier génocide du XXe siècle — que la langue turque désigne comme les « restes de l’épée » — rappellent à Erdogan le crime fondateur jamais reconnu sur lequel s’est fondée la Turquie moderne.
L’autre imperator conforté par ce nouveau drame arménien se nomme Vladimir Poutine. Les Russes n’ont eu qu’à laisser faire avant d’empêcher le carnage final. L’occasion était belle de punir le président arménien, Nikol Pachinian, pour ses velléités d’indépendance à l’égard de Moscou. Avec une force de maintien de la paix de 2000 hommes sur la frontière, Vladimir Poutine s’érige en maître incontesté de la région.
Au moment où les vieux empires se remettent en marche, l’Europe sécularisée, elle, n’a pas bronché. Seule la France a protesté, mais sans plus. Il faut dire que la chancelière Angela Merkel craint comme la peste le nouveau sultan Erdogan. Non seulement il peut lâcher à tout moment des milliers de « migrants » vers l’Europe, mais l’Allemagne est aussi tenue en otage par les trois millions de Turcs qu’elle abrite en son sein. Ceux-là mêmes à qui Erdogan a toujours dit que l’assimilation était « un crime contre l’humanité ».
Cela n’empêche pas l’Arménie millénaire de demeurer une inspiration pour toutes les petites nations qui, comme les Québécois, cherchent leur émancipation. N’empêche qu’on se dirait revenus un siècle plus tôt, au temps où les empires se découpaient le monde.