Le crime d’Emmanuella
La députée libérale de Saint-Laurent à la Chambre des communes, Emmanuella Lambropoulos, a certainement proféré une sottise et manqué cruellement de sensibilité en s’interrogeant publiquement et en anglais sur la réalité du déclin du français au Québec, qui crève pourtant les yeux des plus sceptiques.
L’indignation de certains de ses collègues libéraux n’en rappelle pas moins celle des animaux pestiférés de la fable de La Fontaine réclamant à grands cris l’exécution de ce pauvre baudet, « ce pelé, ce galeux d’où venait tout leur mal », qui s’était accusé d’une peccadille alors qu’eux-mêmes avaient commis des crimes bien plus graves.
La ministre responsable des langues officielles, Mélanie Joly, s’est dite « extrêmement surprise », « stupéfaite », « abasourdie » et « déçue » des propos de Mme Lambropoulos. Sa collègue de Brossard–Saint-Lambert, Alexandra Mendès, a déclaré : « Elle est bilingue, pourquoi n’a-t-elle pas posé sa question en français ? On sait combien la question de la langue est sensible au Québec. C’est une question de respect et c’est une question de constater ce qui est évident. »
Que lui reproche-t-on exactement : de douter que le français ne cesse de perdre du terrain, alors qu’elle devrait bien le voir, de s’en ficher comme de sa première chemise ou simplement d’avoir dit publiquement une chose politiquement embarrassante ? Selon le chef du Bloc québécois, Yves-François Blanchet, « ce serait un peu hypocrite que les libéraux reprochent à une députée une chose que tellement d’entre eux pensent de toute façon ». Il n’empêche que plusieurs doivent regretter amèrement que Saint-Laurent n’ait pas échu à Yolande James.
Si le français se porte aussi mal qu’ils le disent, Mme Lambropoulos doit bien se demander pourquoi son gouvernement ne fait pas davantage pour lui venir en aide. Depuis l’adoption de la Charte de la langue française, Ottawa a tout fait pour la diluer. Au départ, l’enchâssement de la Charte des droits dans la constitution n’avait pas d’autre objectif.
Alors que les partis d’opposition sont d’accord, Justin Trudeau refuse toujours que les entreprises de compétence fédérale soient assujetties à la loi 101, comme le réclame le gouvernement Legault. Le mois dernier, le commissaire aux langues officielles, Raymond Théberge, a lui-même exprimé des doutes sur l’à-propos d’une telle mesure, craignant qu’elle ait des conséquences négatives pour les communautés francophones dans les autres provinces, qui pourraient décider d’imposer l’unilinguisme anglais aux entreprises de compétence fédérale œuvrant sur leur propre territoire.
Mme Lambropoulos n’est peut-être pas consciente que dans le contexte nord-américain le bilinguisme institutionnel constitue une porte ouverte, pour ne pas dire une voie rapide vers l’anglicisation, mais Mélanie Joly devrait être en mesure de le comprendre. La symétrie entre la communauté anglo-québécoise et la francophonie hors Québec inhérente à la Loi sur les langues officielles est une gigantesque fraude intellectuelle depuis son adoption.
Depuis toujours, le français est considéré comme quantité négligeable dans les entreprises sous juridiction fédérale. Année après année, Air Canada arrive en au premier rang de celles qui font l’objet de plaintes auprès du Commissaire aux langues officielles. À Ottawa, on s’en désole, mais rien ne change. À l’occasion du 40e anniversaire de la Loi sur les langues officielles, en 2009, le commissaire de l’époque, Graham Fraser, avait bien résumé ces quatre décennies : « Beaucoup de paroles, peu d’actes. »
Le français est toujours le premier à être sacrifié quand il y a urgence. Quand la pandémie a éclaté, Santé Canada a accepté de ne pas exiger d’étiquetage en français sur certains produits désinfectants et antiseptiques. « Il faut équilibrer certaines vulnérabilités », avait expliqué le premier ministre Trudeau.
Au-delà de la Loi sur les langues officielles, Ottawa dispose de multiples moyens de renforcer le statut de l’anglais au Québec. Par exemple, les universités anglophones bénéficient toujours d’une contribution financière du gouvernement fédéral qui est nettement disproportionnée, soit deux fois et demie la proportion d’anglophones au Québec.
Le gouvernement Legault promet des « mesures costaudes » pour renforcer la place du français au Québec, mais il ne pourra pas compenser l’omniprésence du gouvernement fédéral. Il ne réussira surtout pas à dissiper chez les immigrants le sentiment que le Québec est simplement une partie du Canada et que ce dernier définit les règles du jeu. Force est de constater que le déclin du français coïncide avec celui du mouvement indépendantiste. D’ailleurs, M. Legault dit lui-même qu’il vaut mieux demeurer au sein de la fédération.