Fallait-il l’Halloween?
Depuis des années, des voix s’élevaient un peu partout au Québec pour demander une amélioration de l’accès aux ressources en santé mentale. Avec la pandémie, les cris d’alarme ont résonné encore plus fort. Mais ce n’est que maintenant que le dialogue s’entame et que l’on parle d’agir. Il a fallu une nuit d’Halloween horrible dans le Vieux-Québec, où un homme apparemment en crise a fait deux morts et cinq blessés, pour susciter le sentiment d’urgence politique. Pourquoi ?
L’écrasante majorité des personnes atteintes de tels troubles ne sont pas violentes, et représentent surtout un danger pour elles-mêmes : pour les autres aspects de leur santé, pour leur réussite scolaire ou professionnelle, pour leur sécurité financière, pour leurs besoins sociaux et émotionnels et, oui, dans certains cas, pour leur propre vie. Ne suffisait-il pas que les personnes qui souffrent de problèmes de santé mentale se nuisent à elles-mêmes pour que l’on agisse ? Fallait-il vraiment un cas qui porte atteinte à la sécurité de personnes perçues comme « normales » pour qu’on s’inquiète du phénomène ? Aurait-on pu déclencher l’action publique sans reconduire, plus ou moins malgré soi, les clichés associant violence et santé mentale ?
À Québec, le matin du 1er novembre, on s’est dit que n’importe qui aurait pu être à la place des victimes, si on avait décidé, comme ça, d’aller marcher ce soir-là dans ce quartier central et paisible. Ça aurait pu être vous ou moi, lui ou elle. Mais si un tel agresseur en crise s’en était plutôt pris à sa conjointe, aurait-on engourdi notre horreur sous les libellés de « tragédie familiale » ou de « dispute domestique » ? Il est vrai que ce genre de violence et de souffrance là, on l’a normalisé depuis bien longtemps, à force.
On est par ailleurs aussi devenus insensibles aux drames qui se déroulent dans les quartiers pauvres, auxquels on répond par une préoccupation pour la sécurité plutôt que la santé publique. Le Comité logement de Montréal-Nord, Hoodstock, la Société d’habitation populaire de l’Est-de-Montréal, Parole d’exclues, et Un Itinéraire pour tous publiaient mercredi une Déclaration de Montréal-Nord pour un avenir paisible. On y dit que la population de l’arrondissement vit un « véritable abandon » et demande « des services publics dignes, adéquats, de qualité et inclusifs ». Depuis des années, Québec refuse de prioriser la création d’une clinique de proximité ou un point de chute du CIUSS pour répondre aux nombreux besoins de la population locale dans le nord-est du quartier. On y décrit depuis longtemps le manque de ressources en santé mentale et en services sociaux qui soient accessibles et culturellement adaptés. Ajoutez à la pauvreté et à l’indifférence publique la pandémie, qui a particulièrement touché le quartier, et vous avez une recette parfaite pour une crise sociale qui affecte nécessairement la sécurité des familles. On attend, et attend encore que les problèmes se multiplient et s’exacerbent les uns les autres et mènent, dans certains cas, à des problèmes de violence. Alors, la solution visible au politique n’est pas un plan de lutte contre la pauvreté, d’accès au logement ou de santé publique. Mais la police.
Depuis le début de l’été, le SPVM, inquiet de l’attention publique sur le profilage racial et social et la brutalité policière, a augmenté l’ampleur de ses communications publiques autour de ses interventions sur la violence armée. La stratégie permet de susciter l’inquiétude populaire, tout en maintenant l’illusion politique qu’une grande proportion de son travail est liée au contrôle des armes et qu’une diminution de ses budgets ne provoquerait ni plus ni moins qu’un « chaos ». Résultat : on répond aux besoins de Montréal-Nord en augmentant la présence policière locale, et rien d’autre. Les organismes signataires de la Déclaration condamnent la manœuvre. « S’imaginer démêler des problèmes socio-économiques complexes, ancrés et systémiques par le seul recours à la sécurité est un leurre qui alimente encore plus le cycle de la violence », écrivent-ils.
Va-t-on les écouter ? Sommes-nous aptes à reconnaître l’épidémie de troubles de santé mentale pour ce qu’elle est, même quand elle s’entrecroise avec d’autres problématiques sociales ? Fallait-il vraiment que l’on conçoive la question comme une menace à la sécurité de la classe moyenne plutôt que comme un problème de santé publique pour qu’on se sorte de notre torpeur, et que nos élus agissent ?
Le dialogue public actuel est bien drôlement entamé. D’une part, on fait trop peu, trop tard pour améliorer l’accessibilité aux soins et à la psychothérapie. Le grand coup de barre nécessaire n’est pas encore dans les cartons. D’autre part, on s’attarde encore peu aux déterminants sociaux de la santé mentale, qui forment une grande partie des causes du problème. La Déclaration demande plus « d’espace de socialisation pour les jeunes, plus de logements sociaux avec du soutien communautaire, des services de proximité, des installations de sports et loisirs, des espaces culturels plus nombreux et des réponses structurelles aux [questions] d’éducation, d’emploi et de santé ». Ces solutions sont particulièrement urgentes à Montréal-Nord, mais elles font aussi partie de celles qui contribueraient au mieux-être de l’ensemble de la population.
À moins que Québec élargisse grandement ses perspectives sur les racines et les multiples facettes du problème et s’intéresse de plus près aux communautés les plus affectées, les solutions déjà maintes fois définies vont continuer de se faire attendre.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.