Mon référendum

J’ai passé la soirée référendaire d’octobre 1995 au Palais des congrès de Montréal, chez les partisans du Oui. Alors reporter au Devoir, j’avais été déployé, pendant les quatre semaines précédentes, à la couverture d’une campagne inoubliable. En 30 jours, j’ai appris bien davantage sur la démocratie que pendant mes études en sciences politiques à l’Université McGill ou au cours de toutes les autres campagnes électorales réunies.

Arrivé au Québec en 1984, je n’avais pas vécu le référendum de 1980 « sur le terrain ». Ce fut tout le contraire en 1995. Pendant ces 30 jours d’automne, j’étais aux premières loges du drame politique. Je croyais rêver.

Outre la couverture des rassemblements du Oui et du Non et des conférences de presse en série des groupes d’intérêt qui prenaient position pour ou contre la souveraineté, mon travail journalistique consistait à suivre un groupe d’électeurs indécis qui avaient été recrutés par les politologues Denis Monière et Jean-Herman Guay pour étudier les effets de la campagne référendaire sur l’évolution de l’opinion publique. Même si ces gens prenaient très au sérieux leurs responsabilités civiques, ils en voulaient aux politiciens de les avoir forcés à faire un choix si lancinant. Ce fut un poids énorme sur leurs épaules. Ils ne faisaient pas confiance aux politiciens pour leur donner l’heure juste sur les conséquences d’une victoire du Oui comme du Non. Mais en bout de course, à cinq jours du scrutin, huit des quinze participants avaient tout de même décidé de voter Oui. Le camp souverainiste avait bel et bien fait des convertis.

La performance de Lucien Bouchard y était pour quelque chose. Le chef du Bloc québécois, qui avait été nommé négociateur en chef du Québec en cas de victoire du Oui par le premier ministre Jacques Parizeau, attirait des foules partout où il allait. Son discours, merveilleusement structuré et passionnément livré, consistait à mettre en garde les Québécois contre « le vent de la droite » qui les attendrait en cas de victoire du Non, et à énumérer les possibilités qui s’ouvriraient aux Québécois s’ils décidaient de « se respecter ». En 1995, le Canada tout entier était en pleine période d’austérité. Face à une chute du dollar et à une dette publique devenue trop encombrante, le gouvernement libéral fédéral de Jean Chrétien avait imposé des compressions budgétaires draconiennes, tout comme les gouvernements conservateurs de Mike Harris en Ontario et de Ralph Klein en Alberta. Il fallait voter Oui pour que les Québécois évitent le même sort, disait M. Bouchard.

Ce dernier avait une réponse à tout. Je me souviens d’un point de presse, à l’École de médecine vétérinaire de Saint-Hyacinthe, où le chef bloquiste fut interrogé sur les conséquences de la souveraineté pour le système canadien de la gestion de l’offre, système qui favorisait nettement les agriculteurs québécois. À l’époque, les producteurs laitiers du Québec détenaient plus de la moitié des quotas de production de lait de transformation du Canada, au grand dam des agriculteurs des autres provinces. M. Bouchard a laissé entendre que les usines de transformation ailleurs au Canada continueraient à acheter les mêmes quantités de lait québécois même après un Oui. « Ce n’est pas parce qu’ils nous aiment, mais parce que le produit du Québec est le meilleur », avait-il martelé.

Je me souviens surtout du tour de force de M. Bouchard livré en réaction à la manifestation des fédéralistes tenue au centre-ville de Montréal à trois jours du vote, le fameux love-in si controversé, en raison de ses dépenses non comptabilisées par le camp du Non. « Ça fait des cupidons un peu intéressés, si on peut dire », a-t-il dit au début d’un long monologue qui a atteint son crescendo avec ceci : « Quand le Québec est à genoux, on ne dit pas qu’on l’aime. On dit ça quand le Québec s’apprête à se lever debout […] Voyez à quel point la perspective que, après avoir dit Oui, le peuple du Québec se présente à la table de négociation et oblige le Canada anglais pour une fois à négocier sérieusement, voyez à quel point ça leur fait peur. »

Arrivé au Palais des congrès en début de soirée, le 30 octobre, j’ai été frappé par la confiance sans borne affichée par la plupart des partisans du Oui. « Je crois qu’on va pleurer de joie comme en 1976, pas comme en 1980 », m’a lancé une femme environ 45 minutes avant la fermeture des bureaux de vote. Son amie a renchéri : « J’étais assez déçue la dernière fois. Mais cette fois-ci, je suis sûre que ça va passer. » Hélas ! Leur rêve leur a encore une fois échappé. Elles ont effectivement pleuré comme en 1980. D’autres militants souverainistes, bien que déçus, voyaient dans le résultat un message fort que le Canada anglais ne pouvait ignorer.

Mon souvenir préféré de cette soirée si chargée d’émotion n’est évidemment pas le discours de M. Parizeau, mais la conversation que j’ai eue avec un sénateur italien venu assister au résultat en direct. Un référendum semblable aurait été illégal dans son pays, m’a-t-il dit. Du coup, je me suis rendu compte que les Québécois sont tous sortis gagnants de cet exercice démocratique exemplaire.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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