Référendum de 1995: perdre en supplémentaire

Nous sommes le 21 novembre 1995. Le référendum est derrière nous. M. Parizeau a annoncé sa démission. Des collègues conseillers et moi assistons à l’ouverture de la période supplémentaire : l’annonce télévisée de l’arrivée de Lucien Bouchard comme nouveau chef.

Il fait une surprenante déclaration. Je lance : « Nous venons de perdre le référendum ! » Un collègue demande : « Le dernier ou le prochain ? » Je réponds : « Le prochain ». Celui de la période supplémentaire.

Après l’échec de l’accord du lac Meech en 1990, les Québécois étaient plus de 65 % à vouloir un pays. Les libéraux de Robert Bourassa barrant ce chemin, il fallait emprunter la longue « autoroute de la souveraineté » imaginée par M. Parizeau. Les Québécois diraient d’abord Non, à 56 %, à l’imbuvable concoction constitutionnelle de Charlottetown en 1992. Ils éliraient ensuite en 1993 à Ottawa, à 49 %, un énorme contingent de bloquistes. Ils choisiraient dans la troisième étape, à 44 % en 1994, le gouvernement qui allait préparer le référendum. Malgré ces rendements décroissants, ils devaient ensuite, en 1995, ouvrir la porte du pays.

Mais n’ayant été, officiellement, que 49,4 % à le faire, nous n’avions pas tout à fait atteint la destination. J’étais de ceux qui pensaient que ce résultat avait mis le Canada en déséquilibre. Et ouvrait la voie à une prometteuse prolongation.

Pour s’y engager, il fallait une qualité maîtresse : le cran. Jacques Parizeau en avait à revendre. Sans lui, il n’y aurait pas eu de référendum en 1995. Mario Dumont fut certes exemplaire et indispensable pendant la campagne du Oui. Mais sa position de départ était de ne pas tenir de référendum avant d’avoir assaini les finances de l’État. L’apport de Lucien Bouchard fut évidemment décisif. Mais depuis le résultat décevant de l’élection de 1994 jusqu’à l’entente Bloc-PQ-ADQ de juin 1995, son pied était fermement sur le frein. Seule la formidable capacité de Parizeau à forcer le jeu a permis la tenue de ce référendum.

Jusqu’au soir du 30 octobre, il avait manifesté un remarquable sens stratégique. J’étais donc renversé de le voir incapable de se projeter dans l’après-référendum. Pour lui, l’histoire s’arrêtait là. Plus on prend du champ, plus on constate combien tragique fut sa déclaration malheureuse. Lui qui avait si bien su rassembler dans l’étape précédente devenait repoussoir pour l’étape suivante. Sa démission ne devait servir qu’un objectif : cautériser immédiatement la plaie pour que l’opinion se concentre plutôt sur la mesure du progrès indépendantiste enregistré la veille et pour mieux organiser l’offensive finale.

D’autant que nous avions un capitaine de rechange. Au rayon du rassemblement, on ne trouverait pas mieux. Mais au rayon du volontarisme ? À sa conférence de presse du 21 novembre 1995, M. Bouchard annonçait qu’il allait concentrer ses efforts sur le rétablissement de l’économie et des finances. Normal : les craintes concernant l’économie et le déficit nous avaient volé notre marge de victoire. Mais il s’engagea aussi à ne pas tenir de référendum sans déclencher d’abord une élection, ce qu’il ne comptait pas faire dans l’immédiat. Donc, à prendre son temps.

D’où ma remarque désenchantée citée plus haut. Je lui expliquai dans un mémo que nous n’avions qu’un an, 18 mois tout au plus, pour profiter de la fenêtre postréférendaire. Car un phénomène rarissime se produisit dans la foulée du vote. Dès décembre 1995, 56 % de Québécois se déclaraient désormais prêts à voter Oui et une majorité souhaitait un référendum revanche. Cette embellie serait temporaire, une anomalie dans les rendements décroissants observés depuis 1990.

Je me souviendrai toujours d’une rencontre à huis clos de M. Bouchard au Conseil du patronat, début 1996. Deux ténors du Non, francophones, lui affirmèrent que puisqu’il allait gagner le prochain référendum, il devrait le tenir le plus tôt possible pour qu’on en finisse avec l’incertitude. À Ottawa, où des experts savent lire la conjoncture, la conviction qu’un référendum revanche était imminent a alimenté la plus grande offensive procanadienne de notre histoire.

À sa décharge, M. Bouchard a bien testé l’idée, au printemps 1996, de déclencher une élection hâtive qui se serait transformée en raz-de-marée (il avait 48 % d’intentions de vote). L’élection aurait porté sur la récente volonté fédérale de nier le droit du Québec à l’autodétermination. La victoire — certaine — aurait mis la table pour un référendum. Son conseil des ministres, son caucus et le Bureau national du Parti québécois lui ont indiqué que les troupes étaient épuisées par quatre ans de scrutins consécutifs. Tous ajoutèrent cependant que s’il donnait le signal, ils le suivraient. C’était le moment de forcer le jeu. C’est ce que Parizeau aurait fait.

En 1997, la volonté souverainiste s’est repliée sous la barre des 50 %. Le Canada, remis en équilibre, a déployé son offensive.

J’ai écouté avec attention l’entrevue donnée par MM. Bouchard et Dumont au Devoir. À les voir ainsi, nostalgiques, chaleureux, souverainistes, je n’ai pu m’empêcher de tirer une conclusion que je sais terrible, mais que l’écoulement du temps rend incontournable.

En se retirant, au lendemain du référendum, Jacques Parizeau leur a donné, à eux deux, la responsabilité de franchir la distance qui restait. La conjoncture leur souriait. Ils étaient, ensemble, plus rassembleurs que l’homme qui les avait conduits jusque-là. C’était leur moment. Leur rendez-vous avec l’histoire. Qu’en ont-ils fait ?

Jean-François Lisée a été conseiller des premiers ministres Jacques Parizeau et Lucien Bouchard et l’un des architectes de la stratégie référendaire de 1995.

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