Sur les traces d’un mot

Dans la passionnante entrevue sur ICI Première à Dessine-moi un dimanche, accordée de Paris par l’écrivain Dany Laferrière à Franco Nuovo, on sentait passer le vent du large. Surtout pour le texte remarquable lu par l’auteur et livré tout chaud. Une prose écrite avec sa chair, son œuvre, ses lectures, ses expériences de la dictature des Duvalier en Haïti et de l’exil au Québec, son parcours d’académicien, sa condition d’homme noir et d’homme tout court. Car le mot en n, qui fait couler tant d’encre depuis l’affaire Verushka Lieutenant-Duval à l’Université d’Ottawa, porte parfois le poids d’une vie, même chez celui qui aspire à s’en abstraire pour respirer hors de son enclos. « Ce n’est pas un mot. C’est un monde, disait-il. Il ne nous appartient pas d’ailleurs. Nous nous trouvons simplement sur son chemin à un moment donné. »

En remontant le cours de sa signification, chargée de haine, d’esclavage et de racisme mais aussi de gloire, car revendiqué par les pères de l’indépendance d’Haïti, Dany Laferrière s’en parait et le maintenait à distance tour à tour. Je sais, ses prises de position apaisantes sont contestées par des membres de sa communauté, comme celles de Boucar Diouf ou de Normand Brathwaite. Mais qui ne l’est pas, contesté ?

Ce débat enflammé autour du mot en n aura du moins permis à des voix diverses de s’exprimer, dont celles de Québécois noirs, qu’ils rejettent d’emblée le mot avilissant ou l’acceptent dans un cadre scolaire ou littéraire. Toutes méritent une écoute.

La douleur palpable de ceux que le mot déchire nous interpelle. Mais alors que certains s’élèvent pour clouer au pilori des journalistes ayant prononcé le titre du livre de Pierre Vallières Nègres blancs d’Amérique, on a la sensation d’entrer en zones dangereuses. Chacun se cabre en ces temps de radicalisme. L’ombudsman de Radio-Canada vient de donner raison à un chroniqueur qui avait cité ce titre-là. Si ce débat permet d’offrir des balises à l’usage du terme, il aura servi tout le monde. Sinon, on y trouvera une ligne de fracture de plus.

Les collèges et les universités, en expliquant avec respect l’origine d’un terme tabou et ses évolutions, aident pourtant à désamorcer sa grenade. L’interdire à cette enseigne serait empêcher d’étudier l’histoire des Noirs, où il résonne en hurlement. Et faut-il effacer des titres chargés politiquement, comme celui de l’essai de Vallières ou, par ironie, façon Dany Laferrière dans Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer ? L’écrivain noir aurait le droit de s’y frotter. Pas Vallières, semble-t-il, même si sa bonne foi était totale en cette affaire. Mais le contexte importe aussi. Les mots sont des armes dures, parfois des boucliers.

L’essai de Vallières

Laferrière, dans son texte, écrivait : « Si quelqu’un voulait faire une recherche sur les traces et les significations différentes du mot dans sa bibliothèque personnelle, il serait impressionné par le nombre de sens qu’il a pris dans l’histoire et la littérature. » Avant d’évacuer un terme, comprenons-en la charge.

À Tout le monde en parle, Guy A. Lepage laissait entendre que plus personne ne lisait l’essai de Pierre Vallières écrit en 1968, dont le titre n’en finit plus de résonner partout, au grand dam de certains. Mais rien n’empêche de lire un ouvrage du passé, surtout marquant comme celui-là. Il est plus pernicieux de faire valser un titre en pleine controverse que d’inviter les gens à se faire une tête en s’y plongeant.

Vallières l’avait écrit dans sa prison de New York en secret des gardiens, au crayon à mine, inspiré par la lutte de ses codétenus Black Panthers et par leur compréhension du combat identitaire des Québécois, qu’il avait partagé avec eux. Au milieu du tollé, l’essai aurait intérêt à circuler davantage, sinon pour son titre, du moins pour son contenu. Lisez-le.

Utopiste, exalté, activiste, l’auteur embrassait large dans sa quête libertaire. Son essai protéiforme jongle avec les genres : manifeste révolutionnaire, abrégé d’histoire du Québec et des luttes pour l’égalité sociale à travers la planète, autobiographie passionnante. Vallières avait été en partie élevé dans le bidonville de Ville Jacques-Cartier, annexée à Longueuil, en vedette aussi dans le documentaire Les Rose, la fiction Coteau rouge d’André Forcier et bien des livres de Jacques Ferron. Ce fils d’ouvrier assoiffé de savoir fut bientôt aspiré par la révolte, la quête spirituelle, l’art, la philosophie, le marxisme, le FLQ, et en remonte le cours à travers un portrait de société. Allié de tous les exploités, il a associé aux Québécois le mot en n, mais le fit en frère d’armes. Car les termes très chargés parfois fécondent d’autres esprits qui cherchent. Et n’est-ce pas la plaie du racisme que nous devrions tenter de cicatriser tous ensemble?

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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