C’est la pensée que par lâcheté on laisse égorger

De troublants rapprochements sont à faire entre ces deux histoires d’horreur qui secouent en ce moment le monde de l’éducation : la décapitation de cet enseignant français et ce que je ne peux qu’appeler la décapitation de la pensée et de l’acte d’enseigner à l’Université d’Ottawa.

Je ne cache pas que ces deux histoires me touchent profondément.

 

Je suis, de plus près que jamais depuis que Charb, que je connaissais et aimais, a, avec d’autres, été tué pour avoir fait des caricatures, la progression de l’islamisme en France. Je le vois s’avancer, notamment à l’école, et cela me trouble profondément.

Quant à la question de la censure et des multiples formes que prend à l’université, ici comme ailleurs, la limitation de la liberté de penser, et de celles de rechercher et d’enseigner, celle-ci m’a assez troublé pour que je lui consacre un livre après, entre autres pour cela, avoir quitté mon poste de professeur.

Bien conscient des limites de l’exercice, je risque, pour fin de discussion, les rapprochements suivants.

Ce mal qui progresse

 

Dans les deux cas, c’est un enseignement en tous points légitime qui est à l’origine de tout. Il aurait alors fallu opposer aux objecteurs un non ferme, sans concession, définitif. On ne l’a pas fait.

Des années de compromissions ont conduit à ne plus beaucoup le faire, à lâchement ne plus défendre, pour ce qu’elles sont et peuvent et doivent apporter à la vie collective et à chacun de nous, ces deux institutions de la plus haute importance que sont l’école et l’université.

Un mélange de clientélisme — électoral dans un cas, étudiant dans l’autre —, de conformisme (avec les avantages qu’il confère à qui se soumet) et de peur a indéniablement joué un rôle dans cette lâcheté qui fait accepter ou fermer les yeux devant ce qui devrait être inacceptable au sein des institutions concernées.

C’est ainsi qu’à l’école française, des enseignants ont désormais du mal à parler (ou ne le font pas par peur) de sujets comme les croisades, la théorie de l’évolution, la Shoah, la laïcité, et d’autres encore, sans oublier les caricatures de Charlie Hebdo quand le programme demande de parler de liberté d’expression. L’accusation d’islamophobie guette le récalcitrant, ou pire encore…, et on comprend celles et ceux qui le font de céder à l’autocensure. D’autant qu’en France, si on en croit un récent ouvrage d’un spécialiste du sujet, « plus des deux tiers des collégiens musulmans déclarent de nos jours préférer obéir à la loi religieuse plutôt qu’à la loi civile. Et seuls 6 % d’entre eux admettent que les espèces vivantes sont le résultat d’une évolution »* !

À l’université, non seulement on demande que certains mots ne soient pas employés, mais on ne soulève plus certaines questions qu’à un prix, là aussi, jugé par beaucoup trop élevé.

Des champs de recherche pour le moins étonnants sont d’ailleurs depuis peu apparus, en même temps que des théories étranges qu’on doit admettre comme vraies sous peine d’accusations graves.

Par une singulière dialectique, on voit parfois — terrifiant spectacle dans une institution vouée à la recherche de la vérité — une logique intellectuelle consacrée à une recherche, et devant être menée avec l’humilité qui s’impose, être remplacée par une affirmation ostentatoire et militante faite de la conviction inébranlable d’être vertueux jointe à celle de savoir absolument, lesquelles autorisent sans gêne ni retenue à insulter les sceptiques, à vouer publiquement aux gémonies quiconque ne pense pas comme vous, et ce, sans même avoir besoin d’examiner ses arguments.

L’enseignement risque alors fort de se faire endoctrinement, la formation intellectuelle, préparation au militantisme et la recherche, l’affirmation d’une conclusion connue d’avance, qu’une revue partageant ces vues ou prédatrice publiera d’ailleurs sans problème. Toutes les menaces à la libre discussion de toutes les idées sont des atteintes à la vie de l’esprit ; et avec elles, à l’école, est alors menacée la formation du futur citoyen capable de penser, de discuter et parfois de conclure qu’il devra vivre avec des gens qui ne pensent pas comme lui — en s’efforçant en attendant de les convaincre ou, qui sait, en admettant que ce sont eux qui ont finalement raison.

C’est, je le rappelle, l’école, sanctuaire de fabrique du citoyen éclairé, et l’université, lieu de la recherche libre et de la vie de l’esprit, qui sont ici en cause, et je ne peux m’empêcher de dire que c’est parfois par la tête qu’un mal fatal s’installe…

Mais qui sait ? Peut-être que ces deux événements sont notre point de bascule et qu’ils annoncent un nécessaire réveil. Celui-ci, en France, semble être brutal. Le nôtre pourrait l’être aussi.

Il demandera en tout cas du courage, un effort collectif et des gestes forts, venus d’en haut et d’en bas. Il demandera la réaffirmation des valeurs par et pour lesquelles existent école et université, par-delà les personnes qui provisoirement les composent et les font exister : le savoir, la liberté d’enseignement et d’expression, le bien-fondé de la confrontation des idées et bien d’autres.

 

Je m’en voudrais de ne pas rappeler ici une distinction que font les philosophes et qui a toute son importance à propos du mot en n.

On distingue en effet l’usage d’un mot de sa simple mention.

Ainsi, la phrase « Pierre est un génie » comprend le mot « Pierre » et fait en effet référence à lui.

La phrase « “Pierre” est un mot de six lettres » le mentionne seulement.

* Une lecture

Jean-Pierre Obin, Comment on a laissé l’islamisme pénétrer l’école, Hermann, Paris, 2020. La citation plus haut en est tirée.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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