Comment te faire confiance avec cette arme sans me fatiguer

Tu nous frappes avec un bâton pendant quelques siècles. On n’en compte plus les morts. De peine et de misère, on finit par t’arracher le bâton. Pour tenter de comprendre nos blessures et en guérir, on garde le bâton parmi nous. Comme objet dangereux, mais important pour notre histoire. On tente de comprendre sa violence, de le désarmer, d’en faire autre chose, peut-être de la poésie, ou un médium de catharsis.

Mais toi, on ne te fait plus confiance avec le bâton. Peut-être que tu te sens coupable pour les coups passés. Tu as changé, répètes-tu. Tu voudrais aussi te joindre à nos réflexions et à nos expérimentations autour du bâton. Mais dès que tu t’en approches, plusieurs lèvent les bras, prêts à parer les coups. Peut-être n’as-tu aucune intention de frapper. Mais nos corps sont encore pleins d’ecchymoses, et la mémoire traumatique est puissante. Et puis, on sait que même si tu ne veux pas blesser, il se peut qu’en jouant avec le bâton, tu nous frappes encore. Par accident. C’est qu’il te reste encore tellement à apprendre. Ta maladresse est légendaire. Il n’y a pas moyen, donc, que tu t’approches du bâton sans qu’on se braque. On ne te l’a pas enlevé pour rien, le bâton.

Il y en aura peut-être parmi nous qui ne voient pas pourquoi tu ne pourrais pas expérimenter aussi avec le bâton. Peut-être ont-ils la chance d’être de cette génération qui a grandi parmi les leurs, sans être exposée dès l’enfance aux nostalgiques dits « décomplexés » de la belle époque du bâton, qui réussissent encore trop souvent à nous voler l’arme au milieu de la nuit, malgré la vigilance des modernes, et à éveiller chez les plus jeunes la complexe conscience du passé. Peut-être réagissent-ils aussi différemment à tes accrochages accidentels. Peut-être peinent-ils à comprendre comment un coup plus faible peut faire plus mal sur une plaie à vif. Peut-être que leurs plaies à eux sont mieux cicatrisées.

Tu voulais bien faire, tu es désolé. Encore une fois ! Mais pas assez désolé pour accepter que te soit révoqué ton permis de port du bâton, vu les dommages. Peut-être es-tu un peu désensibilisé, après toutes ces images de misère et ces vidéos de morts-spectacles, à l’idée qu’on puisse avoir mal. Tu caricatures notre exaspération avec cet ami dont tu découpes les mots pour t’en fabriquer des cautions plutôt que de le traiter en ami. Tu nous dépeins comme une meute barbare sans visage, prête à attaquer la raison, le savoir, la liberté, la civilisation. Réalises-tu que c’est en brandissant un spectre terriblement similaire que les tiens ont justifié durant des siècles les coups de bâton ? C’est sans conteste : il te reste encore beaucoup à apprendre.

Tellement qu’on finit par se demander, parfois, si tu ne fais pas un peu semblant de ne pas comprendre. C’est qu’on voit très bien ta maîtrise des dynamiques sociales douloureuses lorsqu’il ne s’agit pas de nous.

Lorsqu’il est question de toi, par exemple, tu comprends parfaitement que la méfiance puisse subsister même quand le « progrès » fait son chemin, si les relations de pouvoir sont toujours profondément inégalitaires et que la paix en demeure fragile. Tu sais très bien que décréter « tu ne discrimineras point » ne peut empêcher ces encore-plus-dominants-que-toi de dominer là où ils sont les plus nombreux ni permettre l’avènement d’un régime de « domination inversée ». Lorsqu’ils veulent philosopher sur le pour et le contre des règles officielles et officieuses dont vous vous êtes dotés pour plus ou moins vivre ensemble, tu te braques aussi, plus vite que l’éclair. Et puisque tu as plus de pouvoir, tu réagis encore plus que nous — même si la force des coups qu’on a chacun reçus est sans commune mesure. Avec tes cicatrices à toi, il ne faut pas rigoler. Même que certains parmi les tiens prêchent pour cesser de cohabiter avec ceux qui les ont blessés, car ils les croient irréformables. Pendant ce temps, tu exiges que nous, on te fasse encore confiance avec le bâton ?

Lorsqu’il s’agit des femmes autour de toi, tu as aussi fini, tant bien que mal, par apprivoiser la notion de consentement. Tu fais encore des faux pas monumentaux — ta ma-ladresse n’est pas légendaire pour rien —, mais tu n’en es plus, espérons-le, au stade du « une femme m’a dit un jour qu’elle voulait, donc toutes les femmes doivent vouloir ! » Si tu enseignais, tu ne souhaiterais pas que tes étudiantes arrivent en classe les bras levés, prêtes à parer les attouchements, trop méfiantes pour être disposées à apprendre. Tu as donc accepté qu’il fallait enseigner en évitant de toucher spontanément, peu importe l’intention pédagogique, parce que les siècles d’irrespect et d’abus pèsent encore sur les rapports sociaux. Quand tu veux, tu t’adaptes. On le sait. Tu serais amplement capable de discuter avec nous de notre histoire sans remettre la main sur le bâton. Ton obsession pour celui-ci est d’autant plus frustrante.

Mais personnellement, je ne suis pas inflexible, et je crois qu’on pourrait trouver une manière de s’entendre. Tu pourrais t’attaquer à tous les systèmes, les règles et les manières de faire qui ont rendu les coups de bâton en bonne partie obsolètes, puisque ces nouvelles technologies politiques arrivent à nous maintenir « en place » tout en ayant l’élégance d’éviter la violence grotesque. Tu pourrais vider tes musées de nos trésors volés. Tu pourrais obtenir qu’on cesse de piller les terres dont on nous a kidnappés pour mieux nous donner des coups de bâton. Tu pourrais définancer ceux qui nous donnent des coups de bâton en toute légalité, encore et malgré tout, pour maintenir ton sentiment de sécurité au prix de la nôtre. Tu pourrais nous faire une vraie place dans tes universités. Tu pourrais t’assurer qu’en tout, localement, internationalement, nous ayons reçu juste réparation pour les siècles passés à recevoir des coups de bâton.

Si tu réussis tout ça, je n’aurai aucun problème à ce qu’en contrepartie, tu puisses faire du mot-arme ce que bon te semble. Le marché te semble équitable ?

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