La police des mots à l’université
La police des mots est à l’œuvre dans les universités. Il y a quelques semaines, une professeure de l’Université Concordia s’est vue écartée de son enseignement. Son tort : elle avait cité le titre du livre de Pierre Vallières Nègres blancs d’Amérique, publié il y a plus d’un demi-siècle, un livre écrit alors que l’auteur était prisonnier en compagnie de membres des Black Panthers. La semaine dernière, on apprenait que l’Université d’Ottawa avait sanctionné l’enseignante Verushka Lieutenant-Duval pour avoir utilisé le mot tabou lors d’un cours. Réagissant à la fureur induite par certains qui ne peuvent supporter d’entendre ces syllabes, la direction de l’Université a d’emblée imputé un dessein raciste à l’enseignante.
Dans l’un et l’autre de ces cas, on ne reproche pas aux professeures d’avoir invectivé qui que ce soit. On leur reproche d’avoir utilisé un mot. Il va de soi que l’usage d’un mot pour rabaisser ou humilier en raison des origines ou de la couleur de peau est inadmissible. Mais en anglais, ce mot serait tabou. Pour certains, l’usage — même dans un contexte d’explication — du mot « nègre » doit être interdit à toute personne autre que les descendants des injustices subies par les Noirs depuis l’époque de l’esclavage. Il serait raciste de transgresser une telle interdiction.
Le fait qu’en français le mot n’ait pas la même connotation échappe à plusieurs. Ce qui échappe encore plus aux directions d’universités est l’importance de la liberté de l’enseignement. Hormis une affirmation selon laquelle seuls ceux qui se déclarent offusqués peuvent légitimement décider qu’il y a infraction, ni Concordia ni Ottawa n’ont daigné expliquer en quoi elles estiment que leurs sanctions contre des enseignantes qui utilisent un mot dans un contexte pédagogique, sans l’ombre d’une intention de discriminer, sont compatibles avec la liberté de l’enseignement.
Il est temps que toutes les directions d’institutions universitaires (et de cégeps au Québec) rappellent fermement que leur raison d’être est de former des citoyens capables de porter un regard critique sur la société, ses forces et ses travers. Dans ces lieux voués à la recherche et à l’analyse critique, chacun et chacune a la liberté de s’exprimer dans toute la mesure permise par les lois généralement applicables. Tant que ces activités d’expression n’entrent pas en conflit avec leurs devoirs en tant qu’enseignants, elles ne peuvent être restreintes. Comme le rappelle un récent rapport du scientifique en chef du Québec, cette liberté est essentielle pour garantir un enseignement de qualité.
Au sein de l’université, la liberté de pensée et d’expression doit nécessairement se conjuguer avec les rôles assumés par les professeurs. En tant qu’enseignant, le professeur est engagé à favoriser les apprentissages des étudiants. Il lui incombe de tenir compte de leurs besoins, des caractéristiques et des identités des étudiants. Mais la formation universitaire peut exposer les apprenants à une pluralité de perspectives, pas uniquement celles avec lesquelles ils sont à l’aise. L’enseignement universitaire vise à développer les capacités de porter un regard critique sur l’un ou l’autre des enjeux qui interpellent nos sociétés.
C’est pourquoi la liberté de l’enseignement garantit un espace pour explorer toutes les questions, même celles que certains considèrent comme « indiscutables ». En contrepartie, le professeur, à l’instar de celles qui ont été punies par Concordia et Ottawa, doit se comporter de manière à favoriser l’apprentissage des étudiants dont il a la responsabilité.
Mais existe-t-il un droit à ne pas ressentir de l’« inconfort » lorsqu’on fait des études universitaires ? Peut-on revendiquer d’être isolé dans une bulle où seules nos vérités ont droit de cité ? Faut-il se résoudre à séparer en alcôves les personnes qui se déclarent hostiles à l’usage de tel ou tel mot, peu importe le contexte ? En démocratie, le droit à un milieu sécuritaire d’apprentissage s’entend d’un environnement qui ne comporte pas de menaces démontrables pour la sécurité physique.
En elles-mêmes, les paroles ou les images ne sauraient constituer des menaces à la sécurité de l’environnement d’apprentissage. Surtout, on ne peut postuler que seuls ceux qui se sentent offensés peuvent légitimement se prononcer sur l’existence d’une infraction.
Les limites à la liberté de l’enseignement doivent être justifiées, raisonnables, strictement définies, prévisibles et être appliquées dans le cadre d’un processus où le contexte est analysé avec rigueur en entendant toutes les parties. L’enseignant a le devoir d’épauler les étudiants, de comprendre leurs valeurs, leurs angoisses. Mais la vie universitaire requiert des efforts de part et d’autre.
Pour revenir aux incidents de Concordia et d’Ottawa, le seul fait que les professeures se soient senties tenues de s’excuser simplement pour avoir utilisé un mot sans le moindre début de démonstration qu’elles l’auraient fait dans un contexte dénotant une intention d’exclure ou de discriminer témoigne de l’ampleur de la détérioration des conditions de la liberté de l’enseignement dans ces universités.
Dans un tel climat de terrorisme intellectuel, quel enseignant oserait risquer de s’aventurer dans l’analyse ou la discussion de sujets le moindrement controversés ? Il est à risque de subir des remontrances de la direction dès lors qu’il pourra se trouver quelqu’un qui, à sa seule discrétion, pourra se déclarer, « offensé » ou « insécurisé ». À côté de ces cas médiatisés, on ne saura sans doute jamais combien se taisent afin d’éviter les « problèmes ».
Au lieu de s’« aplaventrir » devant ceux qui réclament des autodafés dès qu’un mot est utilisé de travers, les directions des universités doivent accélérer les gestes concrets pour en finir avec les discriminations systémiques qui défavorisent les membres de groupes victimes d’exclusion. Revenir à l’inquisition n’aide en rien la promotion de l’égalité.
Notre chroniqueur est membre du Comité sur la liberté académique de la Fédération québécoise des professeurs et professeures d’université ; il s’exprime ici à titre personnel.