Une toile d’araignée

Il faut écouter Julie Snyder s’adresser à Gilbert Rozon dans son émission de télévision du 29 septembre dernier. Lorsqu’elle a prononcé les mots qui lui valent désormais une poursuite, elle était sur son propre plateau, en parfaite maîtrise de la situation, adossée à la fortune et au pouvoir qu’on lui connaît, et malgré tout, sa voix tremblait. Et à quelques jours du début du procès de Rozon pour viol et attentat à la pudeur, la riposte n’a pas tardé : poursuite, intimidation judiciaire. La tactique est connue.

Il y a là un condensé déprimant du chemin parcouru depuis les premières allégations visant Gilbert Rozon et le mouvement #MoiAussi au Québec. La démonstration est claire : même pour l’une des femmes les plus puissantes des médias québécois, il est difficile et risqué de dénoncer la violence et d’affirmer haut et fort que le consentement ne devrait jamais être arraché sous la contrainte. Alors imaginez pour toutes les femmes qui n’ont pas les moyens de s’exposer aux représailles.

Depuis trois ans, le discours sur les violences sexuelles s’est transformé. La conversation s’est élargie. Mais les rapports de pouvoir sont intacts. D’un côté, il y a l’argent, la réputation et le droit comme complices. De l’autre, il y a le silence et la vulnérabilité. Et lorsque des victimes choisissent la dénonciation anonyme ou informelle, on leur reproche de se tromper de méthode, de s’exposer au danger. Comme si elles n’étaient pas déjà exposées au danger. Comme s’il était impensable de critiquer plutôt les moyens dont disposent les puissants pour bâillonner les victimes.

Il y a bien sûr eu des efforts louables. On a ouvert une ligne d’urgence pour les personnes désirant dénoncer une agression, on a utilisé le droit de façon créative, notamment en intentant une action collective (infructueuse) au nom de victimes d’un même agresseur allégué, des députées des quatre partis à l’Assemblée nationale ont uni leurs voix, on a créé un groupe d’experts, on parle de plus en plus de justice réparatrice et de l’importance de placer les victimes au cœur des procédures judiciaires. Mais on reste avec l’impression que ces progrès sont cosmétiques, qu’ils n’appellent pas à une réelle transformation des rapports sociaux pour en finir avec les violences genrées.

Il faut dire que ce combat nous place sans cesse devant des exigences contradictoires. Le cas de la violence conjugale est intéressant : celle-ci s’enracine dans les mêmes inégalités, le même désir de contrôle, de domination et la même misogynie que les violences sexuelles. Mais les moyens alternatifs se prêtent moins à la protection des femmes, laquelle dépend davantage du système pénal et de la force contraignante du droit.

Prenez par exemple l’obtention récente d’une ordonnance de protection civile contre un conjoint violent, par une femme ayant subi de la violence psychologique et économique sur une longue période. Il n’y avait pas motif de porter plainte à la police. On a donc demandé l’équivalent civil d’un interdit de contact, ce qui n’avait que rarement été obtenu en matière de violence conjugale.

L’organisme Juripop, dont on ne doute pas de la bonne foi par ailleurs, s’est réjoui de ce progrès, suivant la tendance commencée en matière d’agressions sexuelles relativement à l’utilisation originale des moyens civils. Mais du côté du Regroupement des maisons d’hébergement pour femmes victimes de violences conjugales, on s’inquiète. « On accueille toujours favorablement les moyens d’assurer la sécurité des femmes, mais l’ordonnance de protection civile peut être un outil à double tranchant », me dit la porte-parole, Louise Riendeau.

D’une part, on s’inquiète de l’efficacité : sans traduction pénale des gestes violents, il n’y a pas de traces, pas d’antécédents connus, ce qui peut exposer d’autres femmes au danger, ou alors laisser libre cours à une escalade de la violence. Et d’autre part, il y a le poids d’une longue histoire de banalisation des violences faites aux femmes. « La prise en compte du caractère criminel de cette violence, c’est récent, remarque Louise Riendeau. Et ce n’est jamais gagné. » On craint que l’enthousiasme entourant les mesures civiles ait pour effet pervers de « reprivatiser » la violence, alors qu’elle requiert une prise en charge collective — une idée portée par les féministes depuis des décennies.

Il y a donc une tension entre, d’une part, la volonté de s’affranchir d’un système de justice qui méprise trop souvent les victimes et, de l’autre, l’impératif de protéger ces victimes, en s’interrogeant toujours à savoir si les moyens employés permettent de rappeler l’État, et l’ensemble de la société, à sa responsabilité envers les femmes et les personnes vulnérables.

Voilà d’ailleurs toute la complexité de l’oppression des femmes ; ses manifestations sont souvent invisibles, elles tressent les rapports intimes, et doivent donc être reconnues publiquement pour être éradiquées. Mais le droit, qui, dans nos sociétés, se pose comme seul tiers habilité à intervenir en faveur des victimes, tend aussi à reproduire cette violence. Ce n’est pas simple, il y a là un piège. À l’évidence, il y a encore beaucoup à faire pour échapper à la toile d’araignée complexe et paradoxale des violences patriarcales.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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Une toile d’araignée

Chronique La lutte contre les violences genrées nous place devant des exigences contradictoires.