Le militant et le journaliste
Comme bien des Québécois souverainistes et partisans de la justice sociale, j’entretiens un rapport malaisé avec la mémoire du Front de libération du Québec (FLQ). Je rejette totalement la violence felquiste — les attentats, les enlèvements, la mort de Pierre Laporte —, mais je ne peux m’empêcher d’admirer le sens de l’engagement des membres de cette organisation. Comment, en effet, regarder de haut de jeunes Québécois, le plus souvent issus de milieux pauvres, prêts à sacrifier leur vie pour la libération nationale de leur peuple et pour l’avènement d’un monde plus juste ? Leur dogmatisme et leur exaltation m’inquiètent, mais leur dévouement militant m’impose le respect.
Marcel Faulkner a participé pleinement à cette aventure qui a tourné en eau de boudin. Membre du réseau Vallières-Gagnon en 1966, qui a été responsable de quelques vols à main armée et de quelques attentats à la bombe causant la mort d’une employée à l’usine de chaussures Lagrenade à Montréal, Thérèse Morin, et celle du jeune militant Jean Corbo, Faulkner a été arrêté en septembre de la même année, à l’âge de 21 ans, et a fait ensuite cinq ans et demi de prison.
Dans FLQ. Histoire d’un engagement (Fides, 2020, 224 pages), il raconte son expérience pour la première fois. Son récit, très autocritique, se caractérise par son absence de complaisance envers lui-même et envers le FLQ ainsi que par une émouvante sincérité. Refusant autant le ton de la « bravade militante » que celui du « remords contrit », Faulkner dit avoir choisi « celui de la neutralité et de la distance » afin d’approcher la vérité de son engagement.
Élevé dans un milieu ouvrier de l’est de Montréal qui valorise le travail, mais qui n’est pas exempt de violence et de délinquance juvénile, Faulkner arrive à l’âge adulte dans un Québec en pleine effervescence où les rêves d’émancipation individuelle et collective sont en vogue, inspirés notamment par les guerres d’indépendance cubaine, algérienne et vietnamienne. Dans son quartier, il voit des voisins blessés ou tués au travail. Il souhaite mieux pour les siens, mais constate que la résistance au changement est encore répandue au Québec.
Son adhésion au FLQ naît dans ce terreau. Il en connaît les risques, il dit même avoir eu conscience, à l’époque, du fait que cette aventure était « condamnée à l’avance », mais il ajoute avoir été habité par un irrépressible appel intérieur à l’engagement, pour ne pas renier ses convictions les plus profondes. Il évoque même la dimension « spirituelle » de cet engagement, vécu comme un don de soi.
La suite sera triste. Organisation fragile, mal structurée et caractérisée par un désolant amateurisme, le FLQ de 1966, plus socialiste qu’indépendantiste, est aveuglé par sa propagande et déconnecté de la société québécoise, qui ne vibre pas aux appels révolutionnaires. Le FLQ vit dans une bulle. Ses membres, souvent isolés les uns des autres, ne bénéficient même pas du réconfort de la solidarité militante. Quand ça chauffe, Pierre Vallières et Charles Gagnon, les têtes dirigeantes, optent pour le sauve-qui-peut. La gauche, hier comme aujourd’hui, n’est pas toujours belle.
Plus de 50 ans plus tard, Faulkner, qui a enseigné la sociologie et défendu les droits des personnes handicapées, continue de croire que l’engagement en faveur de la justice sociale constitue l’honneur de l’être humain, dans la mesure où il ne rend pas aveugle à soi-même, aux autres et à la société. Le FLQ, conclut-il, a commis des fautes graves, mais « a été un éveilleur de conscience ».
Sagesse de Ryan
Les méthodes du FLQ étaient certes condamnables, mais la réponse des gouvernements québécois et canadien, en octobre 1970, a donné dans la disproportion. Pourtant, écrit Jean-Claude Leclerc, éditorialiste au Devoir à l’époque, « de tous les journaux du Québec, Le Devoir fut le seul à s’opposer aux mesures d’exception alors édictées par les gouvernements », bien que sa ligne éditoriale fût encore fédéraliste à ce moment.
Dans Le Devoir et la crise d’Octobre 1970 (PUL, 2020, 304 pages), nouvelle édition en format de poche d’un ouvrage paru en 2005, le politologue Guy Lachapelle revient éloquemment sur les événements pour se livrer à un éloge des journalistes comme « gardiens de nos valeurs démocratiques ». En octobre 1970, écrit-il, le pouvoir politique, fédéral surtout, « a voulu tuer la démocratie québécoise en cherchant à faire taire tous ceux et celles […] qui osaient parler de liberté ». Dans ce contexte, le combat du Devoir a été exemplaire.
Apologie de Claude Ryan, directeur du quotidien de 1964 à 1978 et « l’un des plus grands journalistes et intellectuels de la fin du XXe siècle au Québec », l’essai de Lachapelle redit avec force la nécessité d’un journalisme vraiment indépendant et intelligent pour préserver le caractère démocratique d’une société.