Lutter contre les fausses nouvelles
Depuis 2018, dans un souci de lutter contre la désinformation en ligne ou ailleurs, la Loi électorale interdit « à toute personne ou entité, pendant la période électorale, de faire ou de publier avec l’intention d’influencer les résultats d’une élection une fausse déclaration concernant la citoyenneté, le lieu de naissance, les études, les qualifications professionnelles ou l’appartenance à un groupe ou à une association d’un candidat, d’une personne qui désire se porter candidat, du chef d’un parti politique ou d’une personnalité publique associée à un parti politique ». Des organismes voués à la défense de la liberté d’expression contestent la validité de ces interdits. Ils soutiennent que ces dispositions, inspirées de l’expérience vécue lors des élections américaines et les scrutins au Royaume-Uni, ont le potentiel de dissuader les journalistes et les citoyens de s’exprimer en raison du risque élevé d’être accusés de contrevenir à la Loi.
Des limites à justifier
À ce jour, les tribunaux canadiens ont placé la barre très haut lorsqu’ils évaluent le caractère raisonnable et justifiable des lois limitant la liberté d’expression, spécialement lorsque le discours politique est visé. Par exemple, en 1998, la Cour suprême a invalidé les dispositions de la Loi électorale prohibant la publication de sondages sur les intentions de vote au cours des jours précédant la tenue d’un scrutin. La majorité des juges a considéré qu’il faut tenir pour acquis que les électeurs sont rationnels et tout à fait capables d’exercer leur jugement quant à la valeur à accorder à une information diffusée.
De même, en 1992, la Cour suprême a invalidé l’article 181 du Code criminel qui punissait de prison « quiconque, volontairement, publie une déclaration, une histoire ou une nouvelle qu’il sait fausse et qui cause, ou est de nature à causer, une atteinte ou du tort à quelque intérêt public. » La Cour, à la majorité, a estimé que la disposition violait la liberté d’expression de manière injustifiée. La disposition était rédigée de manière à englober un grand nombre de propos qui pouvaient être tenus pour légitimes dans une société démocratique. La Cour convenait que l’article 181 peut servir à interdire des déclarations qui devraient être interdites, comme celles qui dénigrent des groupes vulnérables. Mais en raison de sa portée étendue, il érige en crime un grand nombre d’autres propos pour la seule raison qu’ils pourraient être considérés comme causant du tort à un intérêt public. Le danger s’accroît, car l’interdiction concerne certes ceux qui sont accusés, mais elle peut avoir un effet inhibiteur pour ceux qui, devant la sévérité de la peine, s’abstiendront peut-être de s’exprimer de peur d’être poursuivis.
La liberté d’expression s’oppose à ce que les lois prohibent platement la diffusion de propos qui ne seraient pas conformes à la « vérité ». Il faut que de telles interdictions soient soigneusement justifiées et surtout circonscrites aux seuls propos trompeurs publiés intentionnellement et en connaissance de cause. Les interdictions ne devraient pas viser des opinions ou des propos publiés de bonne foi. Il faut garder à l’esprit qu’il existe d’autres dispositions, protégeant la réputation des personnes et interdisant les propos haineux, qui peuvent s’appliquer afin de contrer la diffusion de propos mensongers à l’égard d’un candidat ou de personnes autrement impliquées dans le processus politique.
Viser les bonnes cibles
Il y a toujours eu de fausses nouvelles. Ce qui est nouveau, ce sont les procédés, fondés sur les algorithmes et l’intelligence artificielle, par lesquels les informations sont « poussées » ou proposées aux internautes. Au lieu de tenter de faire des lois punissant la publication de faussetés, les législateurs devraient plutôt imposer des obligations aux réseaux sociaux et autres plateformes en ligne qui monétisent l’attention des personnes connectées. Ces modèles d’affaires procurent plein d’occasions à ceux qui répandent des informations fausses ou trompeuses. C’est vers cela qu’il faut diriger les lois.
Les réseaux sociaux et autres plateformes en ligne font usage de dispositifs de calcul de l’attention des individus. Plutôt que de tenter de punir à la pièce les informations fausses, il faut doter l’environnement médiatique connecté d’un encadrement par lequel des autorités indépendantes pourront exiger des comptes. De telles règles devraient obliger à la transparence dans le fonctionnement des mécanismes algorithmiques de sélection et d’échanges d’information. Il s’agit de garantir que les processus techniques qui déterminent les informations que les gens reçoivent et voient opèrent de façon loyale et que les risques de manipulation sont maîtrisés.
À ce jour, les plateformes de partage et les réseaux sociaux qui ont recours à des processus de création de la valeur fondés sur le calcul de l’attention des individus connectés ne sont pas soumis à des obligations de reddition de comptes. Pour garantir un environnement médiatique loyal et transparent, il est irréaliste de se mettre à courir après tous les gens qui disent ou écrivent des « faussetés ». Les lois doivent surtout viser les processus par lesquels il est rentable de faire circuler les informations trompeuses. Les autorités publiques indépendantes doivent être en mesure d’investiguer et d’exiger des comptes de la part des entreprises qui génèrent de la valeur avec les différents processus de traitement et de calcul de l’attention des masses d’individus connectés.
À juste titre, la protection constitutionnelle des libertés expressives laisse peu de latitude aux autorités publiques pour interdire la diffusion de propos « faux » ou « trompeurs ». Pour lutter efficacement contre la désinformation, il faut renforcer les capacités d’exiger des comptes de la part de ceux qui ont la maîtrise des espaces connectés, ces espaces virtuels dans lesquels se répand l’information en fonction de calculs commerciaux mesurant constamment ce qui attire l’attention des usagers.