Le dégoût

À Trois-Rivières, il y a le soleil comme ailleurs. Les derniers jours ont pourtant été sombres. En deux semaines, plus d’un milliard de litres de jus d’égout ont été déversés, tant du côté de la rivière Saint-Maurice que du fleuve Saint-Laurent. Avant que cette saignée dans les entrailles des égouts ne soit arrêtée, sans doute le double se sera écoulé. De quoi donner un coup de mort à la vie.

Dans le cas de Trois-Rivières, le ministère responsable s’est voulu rassurant plus que de raison, dans un registre de l’absurde qui consiste à voir les choses de bien loin, c’est-à-dire en se fermant les yeux et en se bouchant le nez. La situation est surveillée depuis la caméra d’un drone, a-t-on expliqué. D’aussi haut, est-il permis de voir les choses de façon si petite ?

Depuis 2017, la neuvième ville en importance du Québec qu’est Trois-Rivières s’est retrouvée à déverser ses eaux souillées dans le fleuve à plus de 5000 reprises, selon les données colligées par le ministère de l’Environnement.

Montréal, la plus grande des îles de l’archipel d’Hochelaga, avait rejeté plus de huit milliards de litres des siennes en 2015, faute d’avoir prévu un autre moyen de procéder à l’entretien de son réseau souterrain. Dans cet énorme vomissement, douze arrondissements et huit villes défusionnées se sont donné la main, solidaires de cette décrue forcée des tréfonds de l’humanité.

Se voulant rassurant, le bon maire Denis Coderre y était alors allé d’un argument bien de son cru : « Il n’y aura pas d’odeurs », soulignait-il. Montréal avait demandé aux citoyens d’avoir le bon goût de ne pas jeter aux égouts, au moins durant cette période de déverse dans le fleuve, leurs embouts de cigarettes, les vieux condoms, les tampons hygiéniques et tout autre objet susceptible de flotter, afin de ne pas souligner, au moins au premier degré, les traces de pareille abjection.

La Ville recommandait aussi de diminuer le nombre de lessives, surtout si on n’utilisait pas de produits biodégradables. Ce nouveau marché du savon constitue une extension du royaume payant des bons sentiments, lesquels permettent de croire plus que jamais que l’abjection est soluble dans la consommation, pourvu que celle-ci soit peinte en vert.

Dans les eaux fécales rejetées dans la nature, il y a aussi tout ce qu’on ne suspecte pas d’emblée et qui révèle bien notre société. Une étude réalisée en 2015 sur les eaux ténébreuses de Montréal révélait l’usage d’au moins 25 000 doses de cocaïne par jour. La cocaïne, selon cette analyse réalisée par l’Université du Québec à Trois-Rivières, était de toutes les drogues celles dont on trouvait le plus de traces dans l’eau des égouts, loin derrière le café il est vrai. Ces deux stimulants, au moins, n’ont pas d’effet connu sur la faune et la flore marines. Or il en va tout autrement des hormones et des composés organiques ou chimiques qui se retrouvent, eux aussi, dans ces eaux infectes et qui altèrent, entre autres, le système de reproduction de plusieurs poissons.

À Longueuil, en 2018, alors qu’on travaillait à changer une conduite, l’administration confirmait le vomissement dans le fleuve de plus de 160 millions de litres provenant de ses égouts. Ces galeries souterraines, dans pratiquement toutes les villes, n’ont pas été conçues pour résister suffisamment à la crue des eaux. En cas de pluies abondantes, que ce soit à Bécancour, à Nicolet ou à Québec, les égouts continuent de se déverser dans la nature et d’ultimement se greffer au fleuve.

Sans compter que plusieurs dizaines de municipalités déversent encore toute l’année leurs égouts directement dans les cours d’eau. Au quotidien, au milieu de nos idées festonnées de toiles d’araignées, ce ne sont pas des problèmes auxquels nous réfléchissons quand nous vient tout bonnement l’envie d’aller aux toilettes.

À Tadoussac, à l’embouchure du Saguenay, l’humanité prend rendez-vous, depuis des siècles, avec le monde aquatique. Or cette municipalité continue de tout rejeter dans le fleuve, malgré la promesse faite par l’État, il y a cinq ans déjà, que ce serait chose du passé, comme partout ailleurs, au plus tard en 2020. Il faudra attendre encore au moins quelques années, explique la municipalité, avant que les défécations des 350 000 touristes annuels qui séjournent dans ce lieu unique ne soient pas envoyées dans les eaux qui, paradoxalement, justifient leur présence sur place en si grand nombre.

Tadoussac compte officiellement 800 habitants. Les coûts de la gestion de ses eaux usées, si les frais occasionnés par de nouvelles infrastructures dépassaient les coûts subventionnés, pourraient lui être fatals. Alors, on multiplie les études, les évaluations, les chassés-croisés entre les différents paliers d’administration, d’un gouvernement à l’autre. Et pendant ce temps, tout continue comme avant.

L’argent n’a pas d’odeur, mais il fait souvent puer tout le reste.

Mercredi dernier, pour assurer la protection des milieux marins, le gouvernement Legault a annoncé, au moins, une bonification, supposée substantielle, de la protection dans l’estuaire du Saint-Laurent. Qu’a-t-il annoncé ? Il a choisi, assez plaisamment, d’interdire des activités industrielles qui sont déjà interdites en cet endroit depuis… juin 2011 ! Autrement dit, on bégaie, on fait du surplace. Et nous continuons d’empoisonner le fleuve qui a donné vie à ce pays.

En 2013, dans son livre aux métaphores maritimes intitulé Cap sur un Québec gagnant, le chef de la CAQ, François Legault, faisait somme toute fort peu de cas de l’environnement, bien que son propos soit sous-titré « le projet Saint-Laurent ». La question se pose néanmoins : pourra-t-on encore longtemps faire l’économie de considérer à sa juste valeur l’artère fluviale qui irrigue nos vies ?

La question de la mort de nos cours d’eau continue de nous cerner. Comment ne pas se sentir en conflit avec cette réalité, puisque ce n’est pas un fardeau que l’on peut abandonner à nos pieds ?

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