La presse et l’après «Charlie»

La tenue du procès des personnes accusées de complicité dans les attentats meurtriers commis en 2015 contre les journalistes de Charlie Hebdo et des clients d’un marché d’alimentation parisien procure une occasion de jeter un regard sur l’état de la liberté d’expression et de la presse. Les attentats contre Charlie Hebdo procédaient de revendications fondées sur des dogmes religieux. Les meurtriers reprochaient à leurs victimes d’avoir publié des dessins qui contredisent voire ridiculisent leurs croyances.

Ces attentats ont été révélateurs de la façon dont est envisagée la liberté d’expression par certains. Évidemment, il y a des pays où les libertés de s’exprimer passent après les dogmes religieux. On a la liberté de s’exprimer à la condition de ne pas offenser des dogmes religieux. Mais dans les pays démocratiques régis par l’État de droit, ces libertés sont protégées. Les seules limites juridiquement possibles sont celles qui sont imposées par la loi. Et dans le cadre de processus judiciaires, il demeure en principe possible de faire vérifier par un juge le caractère justifié et raisonnable des limites imposées par une loi à la liberté d’expression ou de la presse.

Les attentats contre les journalistes de Charlie Hebdo ont toutefois mis en lumière les arguments de ceux qui n’éprouvent pas d’états d’âme à limiter les libertés d’expression au-delà de ce que permettent les lois. Bien sûr qu’on convient que la liberté d’expression existe, mais pour ajouter du même souffle que celle-ci doit s’exercer de façon « responsable ». Pour certains, l’exercice responsable de la liberté d’expression impose à ceux qui s’expriment une obligation de ne pas « choquer ». La personne qui s’exprime serait tenue de savoir que son propos est susceptible d’indisposer.

C’est en cela que les attentats de Charlie Hebdo ont fait le plus de mal à la liberté d’expression et de la presse. En invoquant un tel impératif de « ne pas choquer » qui s’imposerait à tous ceux qui s’expriment, on introduit un ensemble indéterminé de limites à la liberté de rechercher, de s’exprimer et surtout de critiquer. Des limites qui se fondent sur des croyances religieuses ou, dans d’autres contextes, sur ce que « ressentent » les individus. Tel croyant estimant que les dogmes religieux auxquels il adhère sont une vérité incontestable ressentira comme une agression toute critique ou remise en question du dogme.

D’autres revendiquent des limites en se fondant sur la « qualité » du message. On a maintes fois entendu des critiques qui, tout en jurant vouloir défendre la liberté de la presse, expliquaient que les caricatures étaient d’un goût douteux, que c’était du matériel qui ne valait pas grand-chose, que c’était de la « vulgarité gratuite ». Le discours sur la qualité du propos est alors une justification pour excuser les gestes agressifs à l’égard de ceux qui s’expriment. L’activité déplaît, l’œuvre est critiquable, il n’en faut pas plus pour minimiser la gravité des agressions envers le caricaturiste qui a eu le tort de s’exprimer.

Censures

 

En somme, les meurtres de Charlie Hebdo ont donné du souffle à un vaste ensemble de censeurs. Tous ceux qui brandissent ces normativités informelles, ces discours se réclamant de diverses « éthiques » qui ne s’embarrassent pas de savoir si la censure qu’on revendique à l’encontre d’un écrit, d’un dessin, d’un film ou d’une photo peut même constituer une limite raisonnable de la liberté d’expression au regard de la loi.

Lorsqu’on se soucie de la liberté d’expression, il y a en effet une importante différence entre les lois qui, dans un espace national donné, en limitent la portée et les multiples raisons que tout un chacun peut avoir de ne pas aimer tel discours, tel propos ou tel dessin. Mais lorsqu’on omet de faire la différence entre les raisons de ne pas aimer un propos et le droit d’en exiger son interdiction par la loi, on ouvre tout un espace de restrictions qui finissent par avoir l’air aussi légitimes que les limites imposées par les lois. En cela, les meurtres des journalistes de Charlie Hebdo ont fait reculer les libertés de s’exprimer. Ils ont révélé que ceux qui prennent sur eux de limiter ce que les autres ont le droit de dire, d’écrire et de montrer peuvent compter sur la bienveillance de ceux qui confondent les différentes normes qui balisent les libertés d’expression.

Souhaitons que le procès des présumés complices des attentats de 2015 procure l’occasion de rappeler que, dans la plupart des pays démocratiques, les lois limitent à juste titre la liberté d’expression de ceux qui diffusent des propos incitant à la haine contre des personnes, notamment les personnes qui adhèrent à des croyances religieuses. Mais du même coup, il importe de rappeler que les lois de ces mêmes pays démocratiques ne permettent pas de limiter le droit de critiquer les idées ou les dogmes religieux.

Subordonner la liberté d’expression aux dogmes religieux revient à nier cette liberté. Se mettre à justifier les gestes de censure en réclamant qu’un média prenne en considération les sensibilités de telle ou telle portion du public revient à assujettir la liberté de presse aux moindres dogmes ou croyances de ceux qui sont en position de menacer ceux qui s’expriment. Mais il est à craindre que le mal soit déjà fait. Des médias renoncent désormais à publier du matériel qui pourrait choquer. Le New York Times, dont la devise est pourtant « All the news that’s fit to print », a cessé de publier des caricatures sur certains sujets. Depuis les attentats de Charlie Hebdo, on ne peut publier des propos pourtant protégés par les lois qu’à ses risques et périls.

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