Hallelujah pour un jeu de dupes

Les musiciens folk et rock en donnent, des coups de pied, sur leurs instruments. Dur coup à l’oreille des solistes et des groupes que d’entendre les accords de leurs œuvres résonner durant un show présidentiel de Donald Trump. Le barde montréalais Leonard Cohen, mort la veille de l’élection de l’homme au toupet orange, devait se retourner dans sa tombe quand son hymne Hallelujah, tissé de doutes, de lucidité, de mysticisme et d’espoir, fut interprété deux fois plutôt qu’une au gala final de la convention républicaine. Sans permission, bien sûr, et au grand dam d’admirateurs hurlant au sacrilège. Des responsables de la succession Cohen s’en sont indignés de concert et envisagent une action en justice contre le Grand Old Party pour sa tentative effrontée de politiser et d’exploiter son œuvre. 

Allez trouver deux figures plus opposées que celles-là… Donald Trump : apôtre de la division, politicien du mensonge, de la corruption, de l’ignorance, du narcissisme, du tweet péremptoire. Leonard Cohen : poète de toutes les nuances, égaré sur terre avec son mal de vivre, ses coups de chapeau à ses mentors, l’abîme de sa quête existentielle et une soif d’aider les humains à accéder aux voies de lumière. La vulgarité contre la classe. Hallelujah pour un jeu de dupes.

Avec un bel humour noir, Michelle Rice, l’avocate de la succession de Cohen, assurait qu’elle aurait permis aux républicains d’utiliser You Want It Darker. Cette chanson crépusculaire issue du dernier album de Cohen paraît en effet adaptée aux velléités trumpiennes d’embraser le pays pour y instaurer la loi et l’ordre. « If you are the dealer, let me out of the game », y chantait le vieux barde. Son cri de dissidence semblait s’adresser d’outre-tombe au cynique président américain.

Des musiciens de plusieurs horizons subirent le choc d’entendre leurs chansons transformées en trame sonore des discours, publicités et rassemblements républicains. Et les protestations fusent. Neil Young, dont Rockin’n in the Free World et Like a Hurricane créaient l’ambiance lors de la visite présidentielle au mont Rushmore et dont les chansons sont depuis 2015 utilisées en campagne à tout va, a tweeté à l’adresse de Donald Trump : « Ça suffit ! » Le groupe Queen s’est révolté d’avoir vu son tube We Are the Champions stimuler le moral des troupes républicaines à Cleveland en 2016. De Pharrell Williams pour Happy à Brendon Urie pour High Hopes en passant par la famille du défunt Tom Petty, dont le I Won’t Back Down fut joué au désastreux rassemblement de Tulsa, tant d’autres s’insurgent. À bas la récupération politique de leurs œuvres, surtout sous parti et chef honnis !

Mettez-vous à la place des Rolling Stones. Leur You Can’t Always Get What You Want n’avait guère été composé pour un rassemblement trumpien comme celui de Tulsa où il fut entonné. Idem durant la campagne présidentielle de 2016, à leur grand courroux. Cette fois, les rockeurs britanniques menacent de poursuite par la voix de la Broadcast Music Incorporated (BMI), puissante organisation américaine de redevances et de défense des droits d’auteur.

L’équipe de campagne de Trump possède une licence autorisant la performance publique de 15 millions d’œuvres musicales du répertoire BMI, mais une clause dérogatoire permet d’en exclure des titres si un musicien ou son représentant leur réclame par écrit un retrait de cette banque musicale. Voie empruntée par la BMI dans le cas des Stones, qui expédièrent leur lettre pour s’affranchir de la licence de campagne. Ainsi, tout usage subséquent d’une de leurs œuvres devient viol d’embargo, ouvrant sur des poursuites.

Pas de réponse jusqu’ici de l’équipe de campagne, qui a par ailleurs toutes sortes d’échappatoires dans sa manche. Obtenir une chanson sous une autre bannière que celle qui a exclu des titres, par exemple. Elle ne peut s’en prévaloir, mais allez arrêter l’ouragan qui passe…

Plus une association de droits d’auteur multiplie les demandes d’abrogation et les poursuites, plus le refus de musiciens de se prêter au jeu résonne sur la place publique, meilleures sont leurs chances de stopper la machine de Trump dans son contrôle d’un fonds énorme de chansons et de pièces instrumentales dont elle use et abuse. Des icônes comme les Stones possèdent des voix qui portent au loin, mais plusieurs vedettes sont dans le même bateau.

De même, la succession Cohen, après l’émoi causé par la diffusion du lumineux Hallelujah à la convention républicaine. Le parti de l’éléphant a de grosses pattes qui écrasent les artistes. Auteurs et porte-parole ont raison de le pourfendre, à défaut — hélas ! — d’être sûrs de l’emporter contre son bulldozer. De nobles batailles valent toujours mieux qu’une reddition sans combat.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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