La valeur de nos données de santé

L’ambition du ministre de l’Économie, Pierre Fitzgibbon, de prendre avantage des riches données de la Régie de l’assurance maladie pour stimuler les investissements dans la recherche biomédicale illustre la nécessité de reconnaître la valeur des données. Cette ressource doit être dotée d’un statut moins naïf que celui qui est prévu par les lois actuelles sur la protection des renseignements personnels. Le refus pur et simple d’envisager le partage des données est une posture tout aussi irresponsable. Le partage des données massives est une caractéristique intrinsèque de la société connectée. À moins de se résoudre à subir les normes imposées par les multinationales des technologies, il faut des lois imposant de vraies obligations à ceux qui partagent des données.

Dans le monde connecté caractérisé par l’intelligence artificielle, les données sont « le pétrole du XXIe siècle ». Elles sont au cœur des procédés fondés sur l’intelligence artificielle, c’est l’ingrédient de plusieurs solutions technologiques que nous promettent la médecine et la pharmacologie.

Il n’y a pas que les données de santé. Tous les objets connectés produisent des données. Les lois actuelles sur la protection des renseignements personnels s’intéressent aux rapports entre les informations et l’individu. Elles ne sont pas conçues pour assurer une utilisation responsable des données massives produites par toute une population dans le monde connecté. Les informations obtenues moyennant le « consentement libre et éclairé » des individus servent ensuite à générer de la valeur dans le marché publicitaire, du marketing ciblé et, bientôt, dans la prédiction soutenue par l’intelligence artificielle de nos mouvements et de notre état de santé.

Grâce à la compilation des données massives générées par les appareils portables, Google ou Waze produisent en temps réel des informations sur les embouteillages routiers. L’intelligence artificielle peut de même déterminer les tendances de l’état de santé de populations entières. Que ce soit dans le transport par véhicules autonomes ou dans les loisirs, les activités reposant sur la valorisation des données massives dans un monde caractérisé par « l’intelligence ambiante » se multiplient. Mais on oublie trop souvent que les données sont une ressource générée par la collectivité qui a le droit d’exiger qu’on en fasse un usage compatible avec les droits individuels et collectifs de l’ensemble des citoyens.

Selon les lois actuelles, la valeur des données se trouve appropriée sans autre contrepartie que l’obligation de se conformer à quelques formalités. Initialement conçues pour protéger la vie privée des individus, les lois sur la protection des renseignements personnels se sont à l’usage révélé un puissant vecteur d’expropriation de la valeur des données au profit des entreprises. Il faut et il suffit d’avoir le consentement « libre et éclairé » de chaque individu pour disposer de la faculté d’extraire de la valeur des gisements de données constitués par les faits et gestes de ceux qui vivent dans le réseau et dans le monde connecté.

En ne régissant les données qu’avec des lois qui ne visent que leurs dimensions individuelles, on occulte le fait qu’une fois massifiées, ces données sont génératrices de valeur. Les lois actuelles sur la protection des données personnelles permettent en pratique de considérer l’information personnelle comme une marchandise « négociable ». Pas étonnant que des apôtres du développement économique en viennent à considérer les données de santé comme une « ressource » susceptible d’attirer les investissements.

Certes, les données sont personnelles lorsqu’elles se rattachent effectivement à un individu. Mais lorsqu’elles constituent un intrant à la création de valeur, par exemple, lorsqu’elles servent à appuyer le développement ou la mise en marché de produits ou de services, les données sont surtout une ressource dans laquelle la collectivité a un intérêt beaucoup plus significatif que celui que pourrait revendiquer un individu.

Ces lois fondées sur le consentement individuel ignorent le fait que les données produites par les personnes, les objets ou les mouvements dans les espaces connectés ont les caractéristiques d’une ressource collective. Il est naïf de les considérer uniquement comme une affaire qui concernerait seulement les individus. Par exemple, les données massives produites par l’ensemble des faits et gestes survenant dans notre système de santé sont des ressources collectives. En postulant que la valeur qu’elles permettent de générer revient à l’entreprise qui obtient le « consentement libre et éclairé » des individus, on dépossède la collectivité d’une ressource essentielle.

Lorsque les données sont massifiées, elles deviennent une ressource qui revêt un enjeu primordial pour la collectivité. Les collectivités doivent avoir leur mot à dire à l’égard de la valeur générée à partir de ces éléments d’information produits par les mouvements et les interactions de la multitude des individus faisant partie de la collectivité.

Désormais, les données sont générées aussi bien par nos autos, cafetières et stimulateurs cardiaques connectés. Les États doivent réguler les processus par lesquels on génère de la valeur à partir des données. Par exemple, le ciblage publicitaire de même que les autres processus décisionnels fondés sur des algorithmes, bref, l’ensemble des processus utilisant des données produites par les faits et gestes de la collectivité afin de créer de la valeur devrait être encadré afin de garantir que l’extraction de la valeur à partir des données s’effectue en conformité avec l’intérêt général.

Sans des lois imposant de vraies obligations de rendre compte à ceux qui tirent de la valeur de toutes ces données, il ne vaudra même plus la peine de cocher « j’accepte » pour vivre dans cette société hyperconnectée. L’intelligence artificielle s’en chargera tout naturellement ! Cela nous laissera plein de temps pour nous lamenter sur les méfaits de la « société de surveillance ».

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