La foire
À Cookshire, capitale de mon enfance, ce sera la première fois, depuis 1845 en tout cas, que la foire agricole n’aura pas lieu. Les beaux attelages de chevaux belges, percherons ou clydesdales ne paraderont pas à la ronde, pas plus là que dans d’autres foires agricoles, souvent aussi anciennes que celle-ci. Rien non plus du côté d’Ayer’s Cliff, de Bedford et de Brome. La pandémie a tout arrêté.
En août, quand, petit encore, je me retrouvais au terrain de l’expo où convergeaient tant de beaux chevaux, il se trouvait toujours, au chapitre du divertissement pour les enfants, une multitude de forains, assez semblables à ceux qu’on trouve en Europe depuis le Moyen Âge, dans les kermesses, des gens dont la vie est à situer quelque part entre l’univers du cirque et celui des amuseurs de rue.
Ce jour-là, des spectateurs aux visages à demi cachés par la barbe à papa entouraient une machine à orgueil, ce dispositif où, à l’aide d’une masse, il faut démontrer, sur une mesure verticale surplombée d’une cloche, la toute-puissance de ses muscles. Juste à côté, un monsieur sans âge, plus large que haut, vêtu d’une redingote poussiéreuse, promettait de nous montrer, sous un chapiteau de toile cirée, des curiosités nationales sans égal. À condition de payer pour entrer, il annonçait que nous en ressortirions tous plus riches.
Tout nigaud que j’étais, j’avais convaincu mon père de me laisser entrer dans cet antre. Sitôt entré, j’étais tombé sur Éric Talbot, un garçon de ma connaissance. Mais Talbot n’était pas là, comme moi, pour voir, mais bien pour être vu. À ma grande surprise, je le trouvai installé en surplomb, sur une curieuse structure de bois, à peu près immobile, maintenu dans une position peu naturelle. Il apparaissait amputé des bras et des jambes. Lui que j’avais vu encore la veille courir, ses cahiers d’école à la main, voilà qu’on voulait me faire croire qu’il n’était qu’un homme-tronc. Talbot ne me parla pas, mais il me fit un clin d’œil. Je sortis de là troublé, ne sachant trop quoi répondre à mon père qui, plus sage que moi, avait pris le parti de m’attendre dehors. « Qu’as-tu vu ? » me demanda-t-il. Rien de spécial, dis-je, en faisant mine de m’intéresser à autre chose tout de suite. J’avais au moins appris, ce jour-là, que ceux qui annoncent une richesse commune en la facturant individuellement comptent en vérité sur la naïveté de ceux qui sont assez bêtes pour se laisser mener en un clin d’œil.
Dans des foires pareilles, comme dans les cirques, il n’y a plus, depuis longtemps, de grands fauves auxquels on a appris à sauter dans les cerceaux, à enfoncer la tête dans des cercles de papier et à entendre le langage suggestif du fouet. C’est le public qui, là comme ailleurs, se trouve mis en cage pour être dévoré par cet animal aux dents longues qu’est le capitalisme. On l’a bien vu, encore une fois, dans l’effondrement, ces jours derniers, de ce qui restait d’intérêts supposément québécois au sein du Cirque du Soleil.
Tous les patriotards se sont frappé la poitrine devant leur machine à orgueil, en disant et redisant la grandiose, la magnifique, l’exemplaire réussite du Cirque du Soleil, élevé en paroles au rang d’incarnation de la réussite, à côté de Céline Dion, tout en faisant l’économie, bien entendu, d’énoncer les critères d’une pareille évaluation. Au crépuscule de cette gloriole, comme de raison, les coqs s’en vont se cacher et se taire au milieu de leur basse-cour.
En 2007, à l’occasion d’une réédition d’Attendez que je me rappelle..., les mémoires de René Lévesque, l’éditeur avait cru bon actualiser le livre en le coiffant d’une préface signée Guy Laliberté, au prétexte que celui-ci avait pu lancer le Cirque du Soleil grâce à une subvention pour laquelle l’ancien premier ministre avait eu son mot à dire. Le grand aboutissement de Lévesque, fallait-il en déduire, n’était pas la consolidation d’une province qu’il avait contribué à élever au statut d’État, mais la mise en orbite d’entreprises pilotées par des patrons d’industrie plein d’eux-mêmes qui déclaraient à la ronde n’avoir rien à faire de cet univers national qui les avait fait naître. Guy Laliberté ne se gênera pas, comme d’autres, pour le signifier. Il affirmera ainsi que sa belle province ne devrait surtout pas se séparer du Canada, au nom de cet argument imparable que « le Québec fait partie d’une planète ». Une planète qu’il crut bon observer, à grands frais, depuis une orbite spatiale inutile, une planète sur laquelle il s’achètera une île au milieu du Pacifique, pour fuir avec ses proches en cas « d’épidémie ou d’une guerre globale ».
À cheval sur ce modèle de réussite individuelle savamment maquillée en accomplissement collectif, Laliberté n’a cessé de clamer qu’il flottait en apesanteur, se disant volontiers « apolitique » à force d’être « mondial ». Il dit : « Je n’ai jamais voté de ma vie, sauf pour moi-même ! » Chemin faisant, en bon dominant, il ne perçoit pas qu’il est inscrit dans un monde particulier, coupé des réalités. Ce qui lui permet de prendre un avion privé pour animer des soirées à Londres ou à L.A., à titre de DJ autoproclamé, tout en signant, sans sourciller, « le pacte » écologique de son ancien employé Dominic Champagne, et en continuant de collectionner des voitures de luxe de grand prix.
Pour faire le plein d’investissements publics afin de financer pareils vides existentiels, on fait vibrer la corde nationale. Comme l’a fait par exemple Bombardier, chez qui des milliards de dollars des Québécois se sont envolés pour planer dans des portefeuilles financiers sur lesquels ils n’ont aucun droit de regard.
Au fil du temps, les choses changent, sans qu’on sache pourquoi. Mais parfois, assez souvent, reste que c’est toujours la même foire. Pourchassée par un âne ou un autre, tel Chaplin dans Le Cirque, la population finit, en espérant trouver enfin le calme d’un refuge, dans une roulotte qui se révèle en fait être la cage du lion.