Le clown, c’est nous
Ainsi, la fibre québécoise se défile au Cirque du Soleil. Une douzaine de créanciers américains et canadiens sous la houlette de la firme torontoise Catalyst Capital en prendront la barre, apprenait-on mardi. Ne reste à attendre que l’imprimatur de la Cour supérieure du Québec ce mois-ci pour finaliser la transaction. Allez hop ! Passons à autre chose ! Déjà que ce fleuron s’était dénaturé depuis plusieurs années, versant dans le spectaculaire en égarant la substance fragile de sa poésie. Sans doute son âme restait-elle accrochée quelque part à Baie-Saint-Paul, son berceau de 1984. La flamme du Cirque avait quand même brûlé par-delà son expansion mondiale, à Las Vegas, à Shanghai, à Montréal ou ailleurs, avant, au long des ans, de s’affaiblir. Son modèle, au départ si original, copié par d’autres, ne se renouvelait guère.
Les soubresauts des derniers mois après des déboires financiers sous les confinements de la COVID-19 qui fermait ses chapiteaux — mais démarrés plus tôt — laissaient espérer un renouveau national en grande pompe. On rêvait d’une reprise aux mains d’entrepreneurs québécois avec appui du gouvernement qui promettait mer et monde. Toutes ces péripéties autour de sa relance suivies en feuilleton auront fait chou blanc. D’où cette impression de s’être fait flouer.
Aucune meilleure offre que les 1,2 milliard $US mis sur la table par les créanciers ne serait venue des autres prétendants en titre dans cette mise aux enchères finalisée par le contrôleur Ernst & Young. Adjugé !
Québecor, un temps sur les rangs, s’était effacée de la course en amont. Guy Laliberté, son fondateur, intéressé aussi par sa relance, aurait également fait défection devant l’ampleur de la mise à dépasser. Disparue du paysage, la Caisse de dépôt et placement du Québec, actionnaire majoritaire dans l’entreprise circassienne après l’acquisition des ultimes parts de Guy Laliberté, en février dernier. Ses partenaires, le groupe chinois Fosun et les fonds texans TPG Capital, se sont vus évincés de concert quand le Cirque s’est mis sous la protection des tribunaux en juin. Quelles tractations de derniers rounds entre l’État québécois et Guy Laliberté ont pu se jouer ? On ne sait pas trop.
Triomphe du capitalisme sur les considérations artistiques et sur les velléités de rendre à la grosse boîte ses premières couleurs pour l’aider à retrouver sa sève et ses racines. La mondialisation crée des colosses aux pieds d’argile, surtout quand un virus fait craquer tous leurs socles.
En pots cassés, des investissements de 170 millions radiés par la Caisse de dépôt, un prêt de 30 millions $US à effacer de ses souvenirs. Or, la Caisse, c’est la tirelire des Québécois. Les partis d’opposition à l’Assemblée nationale crient avec raison au fiasco. Le clown ne rit plus. Le clown, c’est nous.
Il faut dire que le rachat des 10 % des actions de Laliberté par la Caisse, en février, au coût de 75 millions $US, ne pouvait tomber plus mal, à l’aube de la pandémie qui allait paralyser ses spectacles. Le diable s’en est mêlé. La dette du Cirque de 900 millions $US était colossale. Le groupe des créanciers accepte de l’annuler tout en insufflant 375 millions $US en vue de la relance. Les artistes et techniciens, tous nus après leur mise à pied, ont accepté la dernière offre proposée.
Guy Laliberté aura été le grand gagnant de la cagnotte ; bien des voix se lèvent pour le signaler. Payé par la Caisse rubis sur l’ongle pour le rachat de ses parts juste avant l’effondrement de l’empire, le milliardaire n’y a certes pas laissé sa chemise. N’empêche que son désir de remettre le Cirque sur pied en faisant appel aux talents, entre autres, de Robert Lepage et de Franco Dragone (empêtré depuis dans un scandale financier) a fait patate aussi. Son fondateur y a cru certainement, avant de jeter l’éponge. Un pari très cher et certainement risqué. Money talks !
Le siège social de l’entreprise sera maintenu au Québec durant cinq ans. Son p.-d.g., Daniel Lamarre, devrait en maintenir entre-temps la barre. Mais cinq ans, c’est court, pourvu que l’entreprise puisse tenir jusque-là.
Ces futurs actionnaires s’alignent fortement vers le numérique dans le climat sanitaire actuel. Reste que les artistes du cirque n’éblouissent que sur scène. Tant d’effets spéciaux leur font concurrence en ligne. La magie diffusée réclame une part de suspense. Le funambule va-t-il tomber ? Le cercle de feu lèchera-t-il le corps de l’acrobate qui s’y faufile ? Seul le spectacle vivant crée l’émoi du spectateur.
J’ignore si les prochains joueurs sauront relancer l’empire circassien de façon avant tout virtuelle et sans l’esprit de ses origines. Osons des doutes, mais je sais que le Québec y a laissé des plumes et des aspirations collectives qui, elles, n’ont pas de prix.