Traqueuse de semences ancestrales

Dans son petit lopin de terre loué sur l’île Bizard, la fondatrice de Terre promise, Lyne Bellemare, cultive un grenier à ciel ouvert: plus de 250 variétés de semences ancestrales ou rares, dont plusieurs sont propres au Québec.
Photo: Adil Boukind Le Devoir Dans son petit lopin de terre loué sur l’île Bizard, la fondatrice de Terre promise, Lyne Bellemare, cultive un grenier à ciel ouvert: plus de 250 variétés de semences ancestrales ou rares, dont plusieurs sont propres au Québec.

Au bout d’un chemin de ferme de l’île Bizard, ça n’a d’abord l’air de rien. En plein champ, un vieux tracteur vintage luit sous le soleil de la canicule. Ici, c’est la terre promise. Celle de Lyne Bellemare, semencière devant l’éternel et gardienne d’un patrimoine végétal en perdition.

Dans son petit lopin de terre loué sur l’île Bizard, la fondatrice de Terre promise cultive un grenier à ciel ouvert : plus de 250 variétés de semences ancestrales ou rares, dont plusieurs sont propres au Québec.

Plusieurs rescapées de l’oubli, par hasard et par amour. De la tomate Plourde au concombre Tante Alice, autant de semences qui seraient allées rejoindre la longue liste des variétés potagères disparues et le cimetière des plantes oubliées.

Car avant que la tomate Celebrity et le concombre Burpless ne règnent en maîtres dans les rayons d’épicerie, les potagers québécois recelaient des dizaines de variétés de fruits et légumes adaptés à notre climat, hérités de nos aïeux, des premiers colons ou de communautés autochtones.

Dans ce jardin d’Éden à nul autre pareil, on ne s’intéresse pas aux beaux légumes prêts à croquer, mais aux laitues matures montées en graines, aux rhubarbes bardées de grappes, aux épinards femelles chargés de semences. Ici, la récolte n’est bonne que quand la fleur n’est plus, quand le fruit a rendu l’âme et livré sa chair.

Des taies d’oreiller enveloppent la tête de certains plants prêts à éjecter leurs graines ou leurs cosses. Des graines où se terrent la promesse d’un prochain printemps et l’éternel renouvellement d’un cycle fragile, qu’un rien peut briser.

Depuis huit ans, Lyne Bellemare s’efforce de réchapper ces graines pour que les plantes d’antan et leur histoire soient passées aux générations futures. « Selon l’Organisation mondiale des Nations unies pour l’alimentation (FAO), 75 % des plantes potagères ont déjà disparu. Au Québec, plusieurs variétés locales continuent de se perdre », raconte la semencière en tapotant un épinard dont le nuage de pollen ira fertiliser des plants femelles quelques pas plus loin.

Photo: Adil Boukind Le Devoir Lyne Bellemare

Depuis qu’un quadrupède bradé dans un marché chinois a plongé l’humanité en pleine folie pandémique, les effets domino du village global résonnent plus fort que jamais. La même mondialisation a rayé de la carte des tonnes de plantes vivrières et zappé le savoir qui venait avec, transmis de génération en génération. « Avant, chaque famille avait ses variétés. Quand les enfants quittaient le nid pour se marier, ils partaient avec des graines », raconte Lyne.

Aujourd’hui, des gens lui donnent un coup de fil quand ils héritent de sachets de leur grand-mère décédée. « J’ai rencontré une dame dont la voisine de 96 ans conservait des graines de tomates qui provenaient de son arrière-grand-mère, ce qui est à peu près la date à laquelle les premières tomates ont été introduites au Québec. C’était les ancêtres de nos tomates québécoises ! » explique-t-elle.

Selon l’Organisation mondiale des Nations unies pour l’alimentation (FAO), 75% des plantes potagères ont déjà disparu. Au Québec, plusieurs variétés locales continuent de se perdre.

 

La sagesse est une graine qui se récolte auprès des vieillards, dit l’adage. La semencière le constate tous les jours. On lui refile de vieux paquets de graines oubliés dans les fonds de tiroir d’un aïeul, qu’elle tente de ressusciter du coma. Souvent, elles ne sont plus viables et tout espoir de renaissance s’est éteint. Le cycle est rompu. « Faire pousser ces graines ancestrales est parfois un immense défi. Je dois fouiller dans des livres anciens ou dans des catalogues de semences du siècle dernier pour retrouver le savoir-faire », résume la virtuose des plantes.

Ressusciter le passé

 

Dans sa quête pour redonner vie aux plantes en sursis, Lyne Bellemare a notamment retrouvé une variété ancienne cultivée à Nicolet. « Une vieille dame, Anita Fournier, m’a appelée pour dire qu’elle détenait quelques graines de maïs à farine. J’ignorais que cette variété était en voie de disparition. Dans une vieille enveloppe, il y avait encore quelques semences viables. »

On lui doit aussi les concombres Tante Alice, nommés en hommage à Alice Gosselin (qui aurait eu 105 ans aujourd’hui), transmis par une nièce. « Chaque année, elle sélectionnait les meilleurs concombres et les reproduisait l’année d’après. Son secret, c’était de faire tremper les graines dans le lait avant de les semer. » Grâce à des amis, elle a retrouvé du maïs autochtone à huit rangées, des haricots mohawks et abénaquis, adoptés par les premiers colons. « Même la Banque des semences du Canada n’en avait plus ! » dit-elle.

Bibliothèque végétale vivante, Terre promise conserve scrupuleusement des échantillons de toutes ces semences comme des objets de musée et les envoie à des banques. Au cas où. « C’est comme en informatique, il nous faut plusieurs back-up au cas où on perdrait tout dans un incendie ou une inondation ! »

Car, s’il faut des années pour produire une variété, ça ne prend pas des lunes pour qu’elle disparaisse à jamais du territoire.

Photo: Adil Boukind Le Devoir Il y a sept ans, Lyne Bellemare décide de créer Terre Promise dont la mission est de produire des semences de plantes potagères de variétés anciennes ou rares.

Ce fut le sort du melon de Montréal, omniprésent jusqu’au XIXe siècle puis rayé de la carte par la disparition des terres agricoles sur l’île. La cucurbitacée qui a fait la gloire de la métropole a été ressuscitée in extremis quand des graines ont été retrouvées chez un fermier de l’Iowa, en 1996.

Lyne Bellemare rêve notamment de retrouver du lin textile québécois, une variété utilisée par nos ancêtres pour tisser des vêtements inusables, abandonnée au profit du coton venu d’ailleurs. « Autrefois, on disait : veux-tu user un drap de lin avec moi ? En fait, ça voulait dire : est-ce qu’on se marie ? Car des draps de lin, ça durait toute une vie ! »

« On plante des variétés anciennes surtout pour perpétuer l’espèce, car souvent, quand la plante n’est pas parfaite, les gens n’en veulent pas dans leur jardin. Ce n’est pas toujours rentable, mais mon but n’est pas que de produire des graines, c’est aussi de sauver la diversité et notre patrimoine », philosophe la jardinière.

Printemps comme été, elle cajole ces plantes méconnues, trop souvent boudées par le monde agricole industriel. Quoique depuis la pandémie, la demande pour ses graines ancestrales a explosé. Quand les temps durs frappent, l’humain finit par renouer avec l’essentiel et comprendre que la vie ne tient au final qu’à une minuscule graine plantée en terre. « Les gens ont constaté que la sécurité alimentaire, c’est la base de tout et que le prix des aliments peut bondir. »

Mais voilà que le ciel menace. Vite, il faut ramasser les graines de rhubarbe et d’oseille avant l’orage. « Sinon, elles tombent par terre et tout est perdu. » Ici, c’est Dame nature qui mène le bal et dicte qui verra le prochain printemps. Vite, récoltons avant que l’oubli et l’abandon n’ensevelissent à jamais ces fragiles rescapées du temps passé.

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