La vraie gauche
Depuis la parution de la célèbre « lettre du Harper’s » — la contre-attaque publique signée par 153 écrivains et personnalités ciblant la vague de politiquement correct et la « culture d’annulation » aux États-Unis —, je reste troublé par les définitions imprécises, voire tordues, de ce qu’on appelle « la gauche progressiste ». Certes, une vraie ligne de fracture existe entre ceux qui ont organisé l’appel à la tolérance libérale, publié six semaines après l’assassinat de George Floyd, et ceux qui insistent sur le fait que ce dernier exemple de la brutalité raciale a changé la donne et qui cherchent à punir les personnes qui ne croient pas suffisamment aux solutions les plus radicales contre l’injustice historique subie par les Noirs, les femmes, les homosexuels et bien d’autres. Les deux factions se présentent chacune comme représentative de la gauche authentique, et leur lutte se poursuivra longtemps après l’élection en novembre.
Cela dit, une contradiction franchement imbécile est en train de brouiller les paramètres de ce violent débat — une contradiction qui obscurcit la triste réalité d’une gamme d’idées bornées dans un pays excessivement fier de sa liberté de parole. Déjà, l’argument amer sur l’intolérance « à gauche » n’est pas nouveau ; cette dernière phase remonte aux révélations percutantes au sujet de Harvey Weinstein il y a trois ans. Toutefois, une véritable tornade a été déclenchée par la publication en ligne par le New York Times d’une tribune du sénateur de droite Tom Cotton prônant l’intervention de troupes fédérales afin de réprimer les émeutes provoquées par l’affaire Floyd. Devant une révolte inouïe de ses journalistes et avide de se montrer « éveillée » au racisme, la direction du Times a annulé la publication de la tribune en imprimé et a congédié le rédacteur responsable des pages débats, James Bennet. Évidemment, je pense que le Times a eu tort — Bennet remplissait son devoir de publier, au nom de la démocratie libérale, des opinions diverses contrastant avec une page éditoriale très anti-Trump.
Cependant, ce qui est important dans cette histoire n’est pas tellement la lâcheté du Times devant la grogne de la foule, mais plutôt la méconnaissance de l’orientation politique de ce quotidien iconique. De centre gauche et proche du Parti démocrate, le Times s’est traditionnellement aligné sur « l’objectivité » et affiche un respect profond pour la présidence, quel que soit le parti politique en place. Délibérément branché sur le pouvoir à Washington, ce journal « de référence » a plusieurs fois, au cours des dernières décennies, supprimé des informations secrètes à la demande du président pour la prétendue protection de la sécurité nationale. Avec l’arrivée en 2017 d’un clown à la Maison-Blanche, le Times s’est retrouvé mal dans sa peau : comment respecter un président qui ne respecte lui-même ni les règles du jeu ni la presse établie ? Alors, le Times a tranché : Trump ne méritait plus l’obéissance due à sa fonction, et le journal a basculé, parfois hystériquement, vers l’opposition.
Mais cela n’a rien à voir avec une réelle position de gauche. Durant toutes les primaires présidentielles des démocrates, le Times a affiché son mépris pour le principal candidat de gauche, Bernie Sanders, et milité pour la désignation d’un candidat plus « modéré ». Le comble a été son reportage publié à la une du 5 mars racontant le voyage de Sanders en 1988, à l’époque où il était maire de Burlington, au Vermont, à la recherche d’un jumelage avec la ville de Iaroslavl, tentative aucunement extraordinaire en pleine glasnost et coopération entre le président archi anticommuniste Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbatchev.L’Union soviétique aurait voulu exploiter le socialiste Sanders pour faire de « la propagande » — quelle horreur ! —, donc le Times l’a présenté comme dupe des méchants communistes. Cette propagande anti-Sanders a été lancée, notamment, à la suite des constats de l’ancien maire de New York Michael Bloomberg, lors du débat de candidats démocrates le 19 février. Bloomberg, milliardaire et chouchou du Times, avait effectivement accusé Sanders, un social-démocrate, d’être un communiste. Il va sans dire que le Times n’a pas critiqué ce coup bas digne du sénateur Joseph McCarthy.
La fausse réputation du Times comme journal de gauche l’a mené à des efforts presque absurdes pour justifier son nouveau statut — par exemple, un supplément entier titré « L’économie dont nous avons besoin : comment sauver la démocratie du capitalisme et le capitalisme de lui-même » publié le 5 juillet. Au fil de 16 pages qui déplorent l’écart grandissant entre les riches et les autres, le comité éditorial s’est efforcé d’expliquer les origines de cette effroyable fracture sociale. Parmi de nombreuses banalités et platitudes, appuyées par l’économiste et chroniqueur Paul Krugman, ce qui est le plus frappant, ce sont les omissions. Nulle part ne sont mentionnés les accords de « libre-échange » négociés par le président démocrate Clinton qui ont encouragé la délocalisation de millions d’emplois industriels au Mexique et en Chine. Nulle part ne sont discutées la déréglementation du secteur financier et les réformes néolibérales promulguées par Robert Rubin et Lawrence Summers dans ce même gouvernement démocrate. Nulle part n’est invoqué le Conseil des dirigeants démocrates, organisé dans les années 1980 dans le but de pousser ce qui était auparavant un parti travailliste vers la droite et de le séparer de sa base syndicaliste.
Tout cela est l’œuvre d’un journal qui n’est ni de gauche ni progressiste. Effacer l’histoire au nom du progrès, abattre les sociaux-démocrates, c’est un travail qu’on pourrait décrire comme stalinien. Oui, en effet, Staline était de gauche.
John R. MacArthur est éditeur de Harper’s Magazine. Sa chronique revient au début de chaque mois.