La fuite de Varennes

« J’en ai tué quatre, dans une marée ! J’en ai tué quatre dans une marée ! », disait Grand Louis à L’Isle-aux-Coudres. « D’une lance ! Quatre à la lance ! J’ai tout fait ça avec mon p’tit canot, mon p’tit garçon ! »

La tête basse dans sa chaloupe à fond plat, le dos rond en levant haut son harpon, la main du pêcheur avait beau être parfaitement sûre d’elle, son cœur n’en chavirait pas moins.

Il n’y avait pas de pêche plus excitante, racontait Grand Louis, en usant de tous les superlatifs. Les mots dansaient sur ses lèvres dès lors qu’on l’invitait à parler de « la pêche à marsouins », comme on disait. La vie de Grand Louis, comme celle de tant de vies, était adossée à celle du fleuve, avec lequel elle ne faisait qu’un.

Pour ses films et ses livres, Pierre Perrault avait recueilli cette parole ancienne, telle une offrande faite au monde, afin d’envisager la complexité humaine sous un œil différent de celui du cyclope de l’économie qui dévore nos vies.

Au nom des impératifs d’un langage technique qui abolit partout les couleurs locales, les marsouins ont été depuis longtemps rebaptisés bélugas, un mot russe qui veut dire blanc. Les différents cétacés sont désormais envisagés comme des divertissements pour touristes en mal de visions épiques. À l’heure où les bateaux de fer ont transformé les mers en autoroutes, le monde n’a que faire, après tout, d’un fleuve qu’on a oublié au point d’ignorer que nous avions dû avoir, pour en vivre, de la glaise entre les orteils et de l’énergie jusqu’aux oreilles.

À bord de l’Abraham Lincoln, le bateau imaginé par Jules Verne dans Vingt mille lieues sous les mers, on découvrait sur le pont le personnage silencieux de Ned Land, présent comme une ombre pendant tout le roman tandis que le lecteur plonge, en suivant le Nautilus, aux profondeurs de l’âme humaine. Ce Ned Land était un fameux harponneur, un colosse calme, un géant originaire du Québec, nous dit Jules Verne. L’écrivain n’ignorait pas, lui, ce que nous avons oublié depuis de la mémoire des eaux, à savoir qu’au pays du Québec, il y eut de fameux baleiniers. Ces pêcheurs se trouvaient pour ainsi dire dans la lignée de ces aventuriers racontés par Herman Melville, dans l’immense Moby Dick.

L’hameçon de l’avenir qu’on nous a dessiné apparaît parfois impossible à avaler. Dans l’entre-deux-guerres, le Dr Louis Cuisinier, un des pionniers de l’aviation au Québec, avait été invité à chasser du haut des airs le marsouin dans les eaux du Saint-Laurent. De si haut, il n’était guère question de distinguer avec précision les différentes espèces de cétacés. Toutes pouvaient donc y passer, sans quartier.

Vêtu de beaux habits bien taillés, les pieds dans des chaussures de cuir vernies nanties de guêtres pour ne pas les salir, le Dr Cuisinier avait organisé des bombardements du fleuve avec des aviateurs du champ du Bois Gomin, la piste d’atterrissage alors située sur le plateau de Sainte-Foy. Armés de quantité de bombes aux allures de tourelles crénelées de château, ces chevaliers du vent procédèrent, du haut des airs, à la destruction des dos blancs à fleur d’eau. La boucherie avait reçu la bénédiction du gouvernement très provincial.

Aux cétacés, le gouvernement reprochait de mettre en péril l’économie. Les cétacés, disait-on, dévoraient trop de poissons. Ils étaient donc coupables, par leur existence même, de réduire les stocks de morues.

  

Combien de cétacés ces bombardiers improvisés tuèrent-ils avant que quelqu’un ne s’avise d’observer que leurs estomacs ne contenaient pas de morues ? Le coupable était à chercher ailleurs, en l’occurrence dans le regard même de ceux qui se refusaient à reconnaître les effets de la surpêche et de la pollution des eaux, gardant à la bouche cet hameçon d’un avenir tordu auquel ils restaient accrochés.

Le rorqual à bosse qui, en juin, s’est amusé pendant des jours devant Montréal-au-bord-de-l’eau a fini sa vie du côté de Varennes, frappé par la dure réalité en acier de notre monde, qui continue d’avancer le nez en l’air, accroché à des rêves d’avenir, mais ignorant volontiers où il met les pieds.

Ainsi en est-il du gouvernement Legault. Sous des airs faussement bonhommes, le voici qui aura cherché, encore une fois, à imposer ces jours derniers son autorité sans partage dans la poursuite de son utilisation décomplexée du bâillon, de la disposition de dérogation et de l’exercice du pouvoir par décrets. Son projet avorté de loi 61, visant la relance de l’économie à la suite de la pandémie, ne se privait pas, encore une fois, de nombreux raccourcis en matière de démocratie.

  

Dans cet élan, la question de l’environnement était la première passée par-dessus bord, comme si elle était contraire à tout projet d’avenir. Rien non plus pour les logements sociaux et communautaires, pourtant prioritaires quand on entend éloigner une société de la misère. L’État entendait même se soustraire aux contrepoids habituels qui s’exercent dans le cadre de l’application d’une loi. Cette crise dont nous ne sommes pas encore sortis a eu beau souligner la fragilité de larges secteurs de la société, le gouvernement apparaît en somme confiant dans le fait de tout continuer comme avant.

L’opposition avait-elle tort d’affirmer qu’on nous prenait pour des poissons ? Mario Dumont, qui a quitté depuis longtemps les arrière-bans de l’Assemblée nationale pour chanter avec les sirènes du pouvoir, clame que l’opposition doit apprendre à se taire ! Apprendre à se taire, ce serait l’avenir de la démocratie ?

Agissons d’abord ! Nous jugerons ensuite. Tel semble être devenu le mode opératoire généralisé. Autrement dit, suspendons le droit, nous tirerons les conséquences en des temps moins troubles. Bombardons donc les marsouins pour sauver la morue ; nous analyserons plus tard l’à-propos d’une telle décision… Sans prudence, nous croyons ainsi agir pour la suite du monde, mais nous n’arrivons même pas, ce faisant, à être à la hauteur de notre passé, avant les temps maudits des pensées en acier.

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