Déconfinés, surveillés

Plus tôt ce printemps, je me suis lancée, en retard, dans la lecture de The Age of Surveillance Capitalism, de Soshana Zuboff, professeure émérite de la Harvard Business School, me disant qu’il fallait bien lire cet ouvrage qui, un peu à la manière du Capital au XXIe siècle, de Thomas Piketty, a plu à la presse et au grand public parce qu’il théorise et critique le capitalisme pour mieux le sauver.

Zuboff y examine les mutations contemporaines du capitalisme en partant du modèle d’affaire des géants du numérique, Google au premier chef. Elle soutient que ces entreprises n’ont pas seulement révolutionné les technologies, elles ont reconfiguré les modalités mêmes du capitalisme, transformant la façon dont on produit la valeur. En collectant massivement des informations sur leurs utilisateurs, elles formulent, à l’aide de l’intelligence artificielle, des prédictions hautement monnayables sur leurs comportements. Le « capitalisme de surveillance » est en somme une forme d’extractivisme, la matière première étant les données personnelles des citoyens.

Mobilisant tant Adam Smith que Karl Polanyi, Karl Marx et quelques marxistes contemporains, notamment David Harvey, la critique formulée par Zuboff n’est pas si sévère, se contentant de décréter que le modèle fondé sur la surveillance est une forme pathologique du capitalisme, car il empêche les démocraties de protéger les droits des citoyens. On pourrait rétorquer, s’abreuvant aux mêmes sources, que cette « pathologie » du capitalisme indique surtout que le ver était dans la pomme dès le départ…

Toujours est-il que je terminais cette brique alors que le monde entrait en crise, et que le contexte devenait idéal pour l’intensification de la surveillance, non seulement au nom de la santé publique, mais aussi en raison de la migration en ligne d’un grand nombre d’interactions sociales. Cela a multiplié les occasions d’affaire pour les géants du numérique qui, évidemment, ne ratent aucune occasion. L’auteure et militante Naomi Klein parle déjà de l’avènement d’un « Screen New Deal », qui propose aux entreprises d’étendre encore leur champ d’activité en offrant une vaste gamme de services en ligne, ce qui leur permet de récolter encore plus de données. C’est aussi dans ce contexte que naissent des applications de traçage du coronavirus, qui proposent d’aider les sociétés à réussir leur déconfinement. Une tempête parfaite.

Au Québec, l’Institut québécois d’intelligence artificielle, Mila, lancera sous peu son application de traçage, baptisée COVI. Sur le plateau de Tout le monde en parle, Yoshua Bengio et Valérie Pisano, respectivement directeur scientifique et cheffe de la direction de Mila, présentaient COVI sur un ton rassurant. On nous promet que l’application respecte les droits des citoyens et on assure qu'elle est administrée et financée indépendamment de Mila, qui compte parmi ses bailleurs de fonds des entreprises comme Google et IBM. Bengio notait même que COVI est en fait un outil démocratique, car il remet le pouvoir de combattre la maladie entre les mains des citoyens, chacun pouvant d’ailleurs choisir de l’utiliser ou non. Mais peut-on y croire, dans un monde où la surveillance et l’économie sont si intimement entrelacées, et où le contrôle des populations est de plus en plus facile, de plus en plus tentant ?

Heureusement, des voix s’élèvent dans la société civile pour mettre en garde les citoyens. Dans une déclaration publiée récemment, la Ligue des droits et libertés soutient que la faiblesse de l’aspect « optionnel » des applications de traçage mine considérablement leur efficacité, ce qui risque de mener à l’adoption de mesures plus coercitives. En viendra-t-on à refuser l’accès aux services aux personnes qui n’utilisent pas la « sympathique » COVI ? Que faire des personnes qui ne peuvent pas utiliser ces applications, à défaut d’avoir un téléphone suffisamment performant ? Il n’est pas inutile de souligner que la maladie se propage surtout chez les groupes les plus susceptibles de ne pas avoir accès à la technologie, notamment les populations âgées et pauvres. Et qu’en est-il de la généralisation du recours aux technologies reposant sur les plateformes des GAFAM pour continuer à travailler, s’éduquer, accéder aux services publics ? Force est de constater que la surveillance, et la collecte de données, s’entendent de tous bords, tous côtés, et en même temps.

Dans sa déclaration, la Ligue rappelle ce qui relève de l’évidence : au lieu de miser sur des dispositifs de surveillance technologiques, il faut insister, encore et toujours, sur le déploiement de mesures de prévention afin de rejoindre l’ensemble de la population, surtout les personnes vulnérables, puis continuer à défendre l’accès aux soins de santé et aux services sociaux – chose qui est loin d’être acquise, à voir les décisions politiques des dernières décennies. Et si les technologies peuvent en effet être utiles pour la protection de la santé publique, elles sont nécessairement nuisibles si leur utilisation échappe, ou se substitue, à la délibération démocratique.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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