Le salaire de l’exception
Le premier ministre Justin Trudeau l’a annoncé sur le ton solennel qu’il adopte à chaque occasion : son gouvernement accordera trois milliards de dollars aux provinces pour bonifier le salaire des travailleurs essentiels. Si vous risquez votre vie tous les jours et que vous gagnez le salaire minimum, expliquait-il, vous méritez de gagner plus.
Cette mesure a été accueillie favorablement par les gouvernements des provinces qui, épris de justice sociale, s’étaient dits inquiets de la « générosité » de la Prestation canadienne d’urgence (PCU), celle-ci risquant de décourager le travail pour ceux qui gagnent le salaire minimum. On sait pourtant que le salaire minimum, qui au Québec est passé à 13,10$ de l’heure le 1er mai, ne permet ni d’avoir un revenu viable, ni de sortir durablement de la pauvreté, en temps de pandémie comme le reste du temps.
Au Québec, on a même été jusqu’à critiquer l’allocation fédérale prévue pour les étudiants, soulignant que celle-ci décourageait les étudiants d’occuper un emploi qui les paie une misère pour s’exposer à des risques immenses. D’abord, on peut comprendre. Ensuite, il faut avoir une vision bien étroite et déconnectée de la réalité de ces étudiants et des bas salariés pour voir les choses ainsi. Certains bénéficiaires des allocations d’urgence, dans le contexte, n’ont tout simplement pas les moyens d’aller travailler au salaire minimum. Préférer l’allocation au salaire n’apparaît pas tant comme un choix oisif que comme un choix de survie — ce qui en dit long sur les conditions de vie d’une personne gagnant le salaire minimum.
Ces derniers temps, le gouvernement fédéral semble bien soucieux de la condition des travailleurs qui tiennent les commerces, livrent, lavent et nourrissent pour un salaire dérisoire. Mais en s’y attardant, on comprend que c’est le contexte d’exception, rien d’autre, qui justifie les bonifications salariales attribuées : c’est seulement parce que ces travailleurs risquent leur vie que le salaire minimum leur semble indécent. Ce n’est pourtant pas seulement lorsqu’on risque sa vie qu’on mérite de gagner plus que le salaire minimum. On mérite de gagner plus parce que le salaire minimum ne permet pas de vivre. Et si la bonification annoncée soulagera momentanément plusieurs personnes, rien ne se met en place pour freiner la dégradation des conditions de travail dans l’ensemble des sociétés occidentales.
Ce n’est pas neuf, mais la pandémie, on l’a déjà dit, a agi comme révélateur de la fragilité des conditions d’existence d’une part importante de la population. La précarité progresse depuis longtemps, avec le ratatinement constant des programmes sociaux, la déréglementation du travail et l’érosion inévitable du pouvoir d’achat des travailleurs. Et alors qu’on multiplie les mesures d’urgence, rien ne semble appréhender le long terme ; rien qui puisse rassurer ceux qui seront encore plus fragiles après cette crise.
Rien, sauf peut-être un intérêt soudain pour le revenu de base universel. Alors qu’il faudra affronter les conséquences durables de la pandémie sur le marché de l’emploi, et qu’un grand nombre de personnes auront été placées dans une situation de grande précarité, l’idée d’une allocation universelle apparaît comme une solution enviable, surtout devant la ruine constatée des institutions publiques. Faut-il embrasser cette idée comme un remède aux inégalités qui se creusent et se creuseront de plus belle dans le monde d’après ? Cette idée est-elle vraiment fondée sur un principe de solidarité et de redistribution ? Rien n’est moins sûr.
Après tout, la droite a souvent défendu cette idée, ailleurs comme ici. Pensons à l’ancien ministre libéral de l’Emploi et de la solidarité sociale, François Blais, qui au début des années 2000, publiait un plaidoyer en faveur du revenu garanti – ce qui ne l’a pas empêché de faire partie d’un gouvernement qui a appliqué des politiques d’austérité qui ont meurtri durablement les institutions, au point où il est aujourd’hui difficile d’envisager que ce soit sur elles qu’il faut miser pour rendre la société post-COVID plus égalitaire.
Voilà l’un des écueils du revenu minimum garanti : cette solution émerge souvent là où le travail de sape des mécanismes de solidarité sociale est bien avancé. Dans sa forme pseudo-consensuelle, elle apparaît au mieux comme béquille financière pour permettre à ceux qui en ont été exclus de participer au marché, sans s’interroger sur les causes de la pauvreté et de l’exclusion. Dans un petit ouvrage paru en 2016, intitulé Contre l’allocation universelle (Lux), le sociologue Daniel Zamora, adoptant une perspective de gauche, remarquait que l’allocation universelle « ne semble pas être l’aboutissement de nombreuses conquêtes sociales passées, mais, au contraire, l’alternative logique à leur abandon. » Elle gagne en popularité, remarquait-il, précisément là où les réformes néolibérales ont fait le plus de dégâts.
Le Québec n’y échappe pas, surtout lorsqu’on constate l’impossibilité à valoriser le travail des bas salariés au-delà d’une période de « crise » ou « d’exception » ; et qu’on peine à s’engager durablement en faveur d’un salaire décent pour tous, à commencer pour celles et ceux qui font un travail essentiel.