Confinement physique ou numérique

Qu’elle soit physique ou numérique, la distanciation limite nos libertés. L’obligation de se tenir à distance des autres ou de rester chez soi restreint la liberté de circuler. La lutte contre la contagion peut aussi emprunter des dispositifs numériques qui calculent nos risques de contagion en fonction des lieux où l’on se trouve ou des personnes que l’on côtoie. La semaine dernière, on apprenait qu’un supermarché avait recours à une caméra thermique afin de détecter la température corporelle des personnes qui circulent dans le magasin. L’impossibilité pratique de prolonger le confinement physique pourrait accentuer la pression afin que la distanciation physique soit soutenue par une distanciation numérique.

Les limites aux droits de nous déplacer librement ont fait l’objet de questionnements. On a dénoncé les interprétations abusives de certains policiers. Des citoyens se sont sentis autorisés à dénoncer leurs voisins qui leur semblaient déroger aux directives de confinement. Ce sont des exemples des périls que le confinement physique fait courir à nos libertés. Certains préconisent de lutter contre la pandémie par le recours à des dispositifs de traçage afin de soutenir les efforts de recensement des personnes contagieuses. Toutefois, dans plusieurs milieux, la perspective de recourir à des dispositifs installés sur les appareils portables est dénoncée comme une grave atteinte à la vie privée. Comme si cela était pire que l’interdiction de se déplacer ! 

La vie privée 

Mais dans plusieurs pays démocratiques, les instances expertes du sujet ne partagent pas l’alarmisme de certains. Les autorités chargées de la protection des données personnelles ont reconnu le bien-fondé du recours à des dispositifs de traçage à la condition que cela soit conçu et déployé de façon à minimiser le plus possible les atteintes aux droits fondamentaux. Le Commissaire à la vie privée du Canada rappelle que les renseignements personnels recueillis en situation d’urgence devraient être détruits une fois la crise passée. Dans la mesure du possible, il faut utiliser des données anonymisées ou agrégées et tenir compte des répercussions sur les groupes vulnérables. Le Commissaire réitère que la transparence est la pierre angulaire de la gouvernance démocratique. Dans le même esprit, la Commission d’accès à l’information, chargée d’appliquer les lois sur la protection des renseignements personnels au Québec, ajoute qu’il faut s’assurer d’un équilibre entre les avantages et les inconvénients d’avoir recours à une solution technologique.

Pour apprécier la raisonnabilité des limites aux droits découlant de la distanciation fondée sur des dispositifs numériques, il faut la considérer en tant que solution de rechange aux mesures de confinement qui sont mises en place afin d’assurer la distanciation jugée nécessaire pour lutter contre la contagion. Entre deux maux — obliger presque tout le monde au confinement physique ou avoir recours à des dispositifs techniques pour recenser les personnes infectées —, il faut choisir le moindre.

Des lois efficaces 

Par-dessus tout, le déploiement de solutions technologiques doit être encadré par des processus efficaces de reddition de comptes.Dans un article publié dans Wired, Elizabeth M. Renieris rappelle que la pandémie révèle comment le monde numérique est devenu notre environnement quotidien, auquel il est devenu difficile d’échapper. Il est donc grand temps de dépasser les béates dénonciations sur le spectre de la « société de surveillance » et d’adopter des cadres juridiques efficaces pour prévenir les pratiques liberticides.

À juste titre, on a souligné les doutes sérieux qu’il est légitime d’entretenir quant à l’efficacité de certains dispositifs pour contribuer à lutter contre la pandémie. On a réclamé avec raison que les dispositifs de traçage soient conçus de manière à minimiser le plus possible les risques d’intrusion dans l’intimité des individus. Mais il est navrant de voir tant de gens postuler que le seul fait de recourir à des dispositifs de traçage dans un contexte très particulier de lutte contre la contagion revient à installer pour toujours la « surveillance » généralisée à la manière de celle décrite dans le roman 1984 de George Orwell.

De tout temps, les configurations des objets techniques ont imposé par défaut des conditions qui peuvent mettre à mal les droits, les libertés ou la sécurité des personnes. Par exemple, la technologie permet de disposer de véhicules capables de rouler à 200 km/h. Par défaut, cela nous expose au risque que des conducteurs matamores utilisent l’objet à haute vitesse et causent des dommages irréparables. C’est à ce niveau que la loi intervient. Elle impose des conditions, des interdits de rouler à vitesse supérieure à celle précisée. Les lois déterminent aussi les conséquences d’un comportement qui fait fi des prescriptions prévues dans les lois ou les règlements. Dans la même veine, de multiples lois interdisent de fabriquer, de vendre ou d’utiliser des objets en raison des dangers qu’ils induisent. Plusieurs lois prescrivent les spécifications à respecter par les entreprises qui proposent des objets dangereux.

La véritable menace aux libertés découle du choix que nous faisons collectivement de laisser les développeurs et les utilisateurs de solutions techniques faire ce qu’ils veulent. Les États négligent ou refusent d’encadrer ces dispositifs techniques avec des exigences en rapport avec les risques qu’ils génèrent. Comme pour tous les dispositifs techniques porteurs de risques, il faut que les lois édictent des conditions et imposent aux fabricants et utilisateurs de vraies obligations de rendre compte. II ne suffit pas de réciter des généralités sur les périls de la « société de surveillance », il faut surtout adapter sérieusement les exigences des lois. Le danger pour les libertés ne tient pas tant aux dispositifs techniques qu’au fait que leur usage est mal encadré par les lois.

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