Le savant et le politique
Quand on a demandé au premier ministre Legault pourquoi il avait choisi de ne pas dévoiler lui-même les projections sur le développement de la pandémie, contrairement à ce qu’ont fait ses homologues de l’Ontario, Doug Ford, et de l’Alberta, Jason Kenney. Il a répondu : « Ma responsabilité au cours des derniers jours a été de faire en sorte que les Québécois aient les réponses aux questions qu’ils se posent. Mais ce n’est pas moi qui dicte ces réponses. Je pense que les données et les projections doivent être établies par des experts, pas par des politiciens. »
Le grand sociologue allemand Max Weber a publié en 1919 un ouvrage devenu un classique, Le savant et le politique, dans lequel il s’appliquait à différencier la posture de l’homme de science et celle de l’acteur politique. Dans sa préface à l’édition française, Raymond Aron avait résumé cette différence de la façon suivante : « La vocation de la science est inconditionnellement la vérité. Le métier de politicien ne tolère pas toujours qu’on la dise. »
Depuis le début de la crise, on ne peut cependant pas accuser M. Legault d’avoir cherché à déformer la réalité, même si on peut penser qu’il ne dit pas toujours tout. Plusieurs reprochent même aux journalistes de l’assaillir quotidiennement de questions auxquelles il répond pourtant sans manifester la moindre impatience. Lui-même doit d’ailleurs trouver ses supposés tortionnaires bien mieux intentionnés qu’à l’habitude.
Peu importe les choix différents faits par ses collègues ailleurs au pays, confier à des experts de la santé publique le soin d’élaborer des scénarios ne peut certainement pas être interprété comme un manquement à ses responsabilités. Au bout du compte, il devra répondre seul de la gestion de la crise et de la suite des choses.
On peut comprendre que le premier ministre ait préféré ne pas présenter lui-même des projections basées uniquement sur l’évolution de la pandémie en Europe, le meilleur et le pire, sans qu’on sache dans quelle mesure cela peut s’appliquer au Québec. S’il avait été aussi vague sur ce qui risque d’arriver ici, on l’aurait soupçonné de vouloir cacher la vérité, tandis qu’on reconnaît volontiers au savant le droit d’invoquer l’impossibilité d’une grande précision.
En réalité, s’il n’en avait tenu qu’au Dr Horacio Arruda, on n’aurait eu droit à aucune projection. Dans son esprit, ce genre d’exercice relève davantage de l’astrologie que de la science, aussi longtemps que toutes les données permettant d’arriver à un scénario dont la concrétisation est pratiquement certaine ne sont pas disponibles. Il a dit avoir dû s’incliner devant la volonté de son « boss ».
Par nature, le savant n’aime pas les approximations, il veut des certitudes. La plupart du temps, le politicien doit se contenter des premières. Quand la population est plongée dans une aussi grande incertitude, elle exige des réponses et une réponse insatisfaisante vaut mieux qu’un silence. Celui qui n’en a pas à donner risque de le payer cher. Il est toujours étonnant de voir à quel point ceux qui assurent avoir un « plan » nagent souvent en pleine improvisation.
Il est clair que personne ne s’attend à un scénario à l’italienne. Même le très prudent Dr Arruda l’a pratiquement écarté. Malgré le ton encourageant que le premier ministre a adopté au cours des derniers jours, en commençant à évoquer une reprise progressive des activités « dans les prochains jours, les prochaines semaines », les projections des experts de la santé publique n’en sont pas moins préoccupantes.
Le scénario « optimiste » à l’allemande prévoit 1263 décès d’ici la fin d’avril, alors qu’il y en avait 175 en date de mercredi. Autrement dit, la deuxième moitié du mois, même quand le « pic » sera passé, s’annonce meurtrière, malgré le remarquable respect des consignes. Certains avaient cru que Doug Ford avait fait dans l’alarmisme en dévoilant les projections pour l’Ontario, mais le Québec est sur la même trajectoire.
La mobilisation générale des ressources disponibles vers les CHSLD et les résidences des personnes âgées, de même que la généralisation des tests à tous les résidents et au personnel, ne laissent aucun doute sur l’inquiétude que suscite la situation qui y prévaut. Déjà, près de 90 % des victimes sont âgées de 70 ans et plus et la moitié étaient hébergées dans un CHSLD ou une résidence pour personne âgée. Il n’est pas nécessaire d’être un savant épidémiologiste pour comprendre où le mal va continuer à frapper.