Cyberjustice d’urgence
La nécessité faisant loi, est-ce qu’elle fournira l’impulsion au décollage de la cyberjustice ? La pandémie actuelle illustre la nécessité de faire passer le système judiciaire au virtuel en mode accéléré. La semaine dernière, un premier procès dont toutes les étapes se sont déroulées en ligne a eu lieu à l’initiative du juge Clément Samson de la Cour supérieure de Trois-Rivières. Le juge, les avocats, les parties et les témoins se sont tous connectés à distance à une salle d’audience virtuelle. Tout a été fait électroniquement, des interrogatoires aux plaidoiries.
Dans la même veine, le Centre de médiation et de règlement à l’amiable des huissiers de justice en France a lancé, de concert avec le Laboratoire de cyberjustice de la Faculté de droit de l’Université de Montréal, la plateforme urgence-mediation.fr. Cet environnement voué à la résolution de litiges survenus durant la période de confinement est accessible gratuitement à ceux qui souhaitent avoir recours à la médiation en ligne afin de remédier à leurs conflits. Ainsi, un locataire ou un emprunteur français pourra désormais négocier en ligne un échelonnement du paiement de ses loyers ou de ses échéances hypothécaires, grâce au soutien gratuit d’un médiateur agréé. En cas d’accord, le bailleur ou la banque obtiendra un document officiel signé électroniquement qui permettra de garantir le remboursement.
Dans un récent billet de blogue, Karima Smouk rappelle que la cyberjustice est surtout « un mode de pensée qui favorise l’intégration de la technologie et encourage la dématérialisation de processus qui n’ont plus lieu d’être physiques : le dépôt de document, l’ouverture de dossier judiciaire, les échanges avant, pendant et après audience, même le procès lui-même peut désormais se faire efficacement à distance dans certains cas ».
Pour pouvoir à grande échelle faire passer le système judiciaire à la cyberjustice, il faut disposer d’équipements sécurisés et fiables. Le Laboratoire de cyberjustice travaille depuis plusieurs années à développer des applications qui sont déjà utilisées dans plusieurs juridictions. On y a développé la plateforme PARLe, qui permet le règlement de litiges en ligne et qui a été déployée avec l’Office de la protection du consommateur du Québec. Le Laboratoire a également réalisé la première plateforme d’adjudication en ligne utilisée en matière de conflits de copropriété en Ontario.
La virtualisation rendue nécessaire des instances judiciaires pourrait procurer l’occasion de découvrir comment la justice peut s’approprier les outils du virtuel sans y perdre ce qui lui est essentiel. La pandémie que nous vivons interdit d’imposer la présence physique d’une pluralité de personnes en un même lieu. Or le tribunal est un lieu symbolique, marqué par un souci d’affirmer l’autorité de la justice indépendante. La mise à niveau de la justice avec ce que permet désormais le numérique n’est pas seulement un défi technique. Il faut réinventer les méthodes de travail et les attitudes inhérentes aux processus judiciaires.
Le retard du système judiciaire à se réinventer en prenant appui sur les outils technologiques connectés tient surtout à des facteurs humains. L’attachement aux méthodes du passé contribue à alourdir les coûts. Ce qui fait que, trop souvent, le système judiciaire n’est accessible qu’aux parties financièrement bien pourvues. On demeure attaché à des méthodes de travail largement tributaires des modes de fonctionnement basés sur le papier.
Le système judiciaire pâtit d’un déficit d’efficacité qui entraîne des coûts excessifs et de longs délais. Il souffre également des méthodes de travail d’un autre âge que certains acteurs du monde judiciaire persistent à imposer. Malgré des avancées importantes, les solutions fondées sur les dispositifs connectés ne sont pas encore intégrées aux modes de travail. La persistance à privilégier les documents consignés sur papier et l’insistance à exiger la présence physique de toutes les parties prenantes lors des procès sont des exemples des façons de faire qui compliquent le passage au virtuel.
La nécessité d’agir autrement induite par les circonstances exceptionnelles de la pandémie de COVID-19 peut accélérer la volonté de changer les façons de faire. Mais contrairement aux milieux de la médecine ou du génie, le milieu juridique tend à survaloriser les façons de faire d’autrefois. Un juriste trouve sa valorisation dans la confirmation de son argumentaire par ceux qui sont en position d’autorité ; pas nécessairement en innovant.
Voué à déterminer ce qui est conforme aux lois, le processus judiciaire est essentiellement constitué de mécanismes de traitement de l’information. Mais on y privilégie encore des façons de faire qui ignorent les mutations que la technologie induit dans les conditions de production et d’échange de l’information. Il y a déjà quelques années, le professeur Karim Benyekhlef, une autorité mondiale en matière de cyberjustice, remarquait qu’un médecin du XIXe siècle qui se retrouverait aujourd’hui dans un hôpital serait complètement dépaysé. Par contre, un avocat du XIXe siècle qui viendrait dans un palais de justice de 2020 retrouverait vite ses repères.
Compte tenu de la place centrale qu’ils tiennent dans le fonctionnement du système judiciaire, l’impulsion au changement doit venir des juges. Ce sont les figures d’autorité dans cet univers si conformiste. En accord avec les signaux maintes fois lancés par les tribunaux supérieurs, les juges devront probablement se montrer plus directifs afin de forcer le changement des habitudes qui persistent au sein du système de justice. Un système qui s’est longtemps comporté comme si les impératifs d’efficacité n’étaient pas pour lui.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.