L’heure juste

On peut reprocher beaucoup de choses à Doug Ford, mais personne ne l’a jamais accusé de pratiquer la langue de bois. Le premier ministre ontarien en a néanmoins surpris plusieurs mercredi en déclarant que « peu de choses » séparaient sa province d’un scénario à l’italienne ou à l’espagnole, ajoutant que des « milliers de vies sont en jeu », alors que le nombre officiel de décès en Ontario attribuables à la COVID-19 était de 67 en date de jeudi.

Dans son point de presse du lendemain, le premier ministre Legault a paru un peu étonné, voire agacé par les propos de son voisin. La situation au Québec et en Ontario est très semblable et cela n’a rien à voir avec l’Italie, a-t-il objecté. « Je vous donne juste deux chiffres : au Québec, on a 4 décès par million d’habitants, alors que l’Espagne et l’Italie en ont 200 par million d’habitants. »

À première vue, M. Ford semblait en effet verser dans l’alarmisme. Même en admettant que les tests administrés en Ontario sous-estiment la contagion, évoquer un scénario à l’italienne semblait grossièrement exagéré. Pour appuyer ses dires, M. Ford a rendu publiques vendredi les projections de ses experts en santé publique, qui n’ont rien de rassurant. Dans tous les cas de figure, on s’attend à ce que 1600 personnes décèdent de la COVID-19 en Ontario au cours du seul mois d’avril. Sans les mesures mises en place, ce chiffre aurait pu grimper à 6000 et la pandémie est loin d’être terminée.


 
 

Le Québec tout entier attend maintenant de connaître les projections que le premier ministre Legault rendra publiques à son tour mardi. Même si les tests effectués au Québec étaient proportionnellement plus nombreux et mieux ciblés qu’en Ontario, permettant ainsi une meilleure évaluation de la situation au cours des dernières semaines, M. Legault n’annoncera pas de bonnes nouvelles.

Comme M. Ford, il expliquera que les choses auraient été bien pires si son gouvernement n’avait pas réagi aussi rapidement et, partant du principe que la peur est bonne conseillère, que la population doit plus que jamais respecter les consignes, sans quoi un scénario à l’italienne ne peut être exclu.

En rétrospective, il est facile de reprocher au gouvernement Legault, qui a pourtant réagi plus rapidement que d’autres, d’avoir tardé à sonner l’alarme et à prendre les mesures nécessaires pour freiner la contagion. Le 10 mars, quand le ministre des Finances, Eric Girard, a présenté son budget, il était encore en pleine euphorie, alors que ses prévisions n’avaient déjà plus la moindre valeur une semaine plus tard.

Malgré les avertissements lancés par plusieurs, le gouvernement n’avait manifestement pas pris la mesure du danger, mais il aurait également été incapable de convaincre la population d’accepter des contraintes dont elle n’aurait pas compris la nécessité. Le critère de l’acceptabilité sociale ne s’applique pas seulement aux pipelines.


 
 

Un des grands mérites de M. Legault depuis le début de la crise est d’avoir bien évalué le niveau d’acceptabilité des Québécois dans la gradation des mesures de confinement, en respectant le rythme auquel ils prenaient conscience de la menace et des sacrifices qu’elle exigeait. Rassurer sans provoquer de relâchement, inquiéter sans causer de la panique et du découragement, cela demande du doigté.

La publication des divers scénarios possibles marquera une nouvelle étape dans la gestion de la crise. En tenant pour acquis que les projections refléteront fidèlement les données dont il dispose, le gouvernement accroît en quelque sorte le poids de la responsabilité qui pèse sur la population. À partir du moment où il aura l’heure juste, chacun sera en mesure d’évaluer en termes de décès les conséquences possibles de sa désobéissance aux consignes, qui sera de moins en moins tolérée. Déjà, en donnant aux forces policières l’ordre de se montrer plus sévères avec les contrevenants, M. Legault savait être au diapason de l’opinion publique.

Il y a cependant une décision dont le gouvernement portera seul la responsabilité : quand conviendra-t-il de mettre fin aux mesures de confinement ? Même Donald Trump a fini par comprendre qu’une reprise des activités économiques à court terme était une absurdité, mais tous les gouvernements du monde vont subir une pression grandissante pour qu’ils donnent le feu vert dès que le danger semblera s’éloigner.

Personne ne voudra courir la chance de partir en retard et de se faire damer le pion par ses concurrents, mais favoriser une deuxième vague de contagion serait un véritable crime. Faire la balance des inconvénients sera une tâche extrêmement délicate. Avant de trancher, il faudra plus que jamais donner l’heure juste.

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