L’insoutenable inutilité de l’être

Je ne connais personne  qui ne se pose  la question  de son utilité  en ce moment, hormis le  personnel  des soins  de santé.
Jacques Nadeau Le Devoir Je ne connais personne qui ne se pose la question de son utilité en ce moment, hormis le personnel des soins de santé.

Serions-nous, avec cette crise, en train de réinventer la définition même de l’utilité ? De soupeser le salaire d’un joueur de football sur la balance désinfectée d’une caissière d’épicerie ? De revoir les services « essentiels » (relatifs au fait d’être, essentialis en latin). L’être fait-il un retour après des décennies d’avoir ? Les dimanches nous seront-ils rendus comme autant de doux carêmes ?

Tiens, Bruno avait besoin de lâcher de la vapeur vendredi dernier à la suite de mon texte sur le télétravail : « Ce n’est certainement pas les gens du télétravail qui vont nous sortir du pétrin actuel. Ça ne vous arrive pas de vous sentir inutile parfois ? Surtout ces temps-ci ! » Vous avez raison, lecteur perspicace : j’ai cessé de compter les cadavres, les « vrais » journalistes aligneront les statistiques pour vous. Derrière les chiffres, les drames humains se jouent en 3D, sans masques.

Mon père prétendait qu’il est plus facile d’ouvrir la bouche que de tendre le bras. Mon paternel a été président de l’Association des pneumologues du Québec durant de nombreuses années. Une fois, il m’avait emmenée à l’urgence de son hôpital, Sacré-Cœur, où il a œuvré durant 30 ans. Il aimait par-dessus tout y assurer la garde. L’urgence, c’était son adrénaline sous perfusion. Mon père vivait pour les moments aigus de la vie avec une bonbonne d’oxygène à proximité.

Je l’ai suivi quelques heures dans cette unité encombrée et j’ai vu un homme heureux, dans son élément. Il aimait répéter que l’employé le plus important de l’urgence, c’était le concierge !

La vie n’a de valeur que si tu as la valeur de l’affronter

Alors, j’avais écrit une chronique, ici, sur la vadrouille du concierge. Elle avait raconté sa journée de moppe, la chevelure sale. Tout ça pour vous dire, cher Bruno, qu’en ces temps inégalés sur le plan de l’intensité et de la réflexion collective, notre société redécouvre la valeur sous-estimée du gagne-petit. De chaque maillon « essentiel » de cette chaîne.

On pourrait transposer plus largement à la Vie. Au TJ, l’autre soir, on demandait justement au biologiste et humoriste Boucar Diouf à quoi « servent » les virus en des termes utilitaristes. Boucar a parlé d’un régulateur des espèces et aussi d’une façon de favoriser les maillons plus faibles (autrement dit, nous prenons beaucoup de place, nous, sapiens). Mais il a ajouté : « On pourrait se demander à quoi sert l’être humain ? » Voici pour la leçon d’humilité.

Tous égaux ?

Nous ne sommes pas tous égaux devant la mort. Certains en ont une peur… morbide. Cette posture mentale colore toutes les autres. J’ai réglé cette question il y a très longtemps (en méditant) et, contrairement à Janette Bertrand, je ne crois pas que j’ai le « droit » de vivre, « câline ».

Je souhaite même que le pneumologue qui aura à choisir à qui donner un respirateur n’angoisse pas trop longtemps. Il n’y a pas de « bon » choix sur le plan éthique. Oui, officiellement, ils opteront pour ceux qui auront les meil-leures chances de s’en « sortir ». Mais est-ce que cet être humain mènera une existence « utile » (et selon quels critères ?), est-ce qu’il apportera davantage qu’il nuira ensuite ? Nul ne peut le prédire. Ce n’est pas une question d’âge.

Et je sais, pour avoir voyagé un peu, que nous avons des mentalités de privilégiés face à la valeur de la vie. Dans certains pays, comme le Népal, le Cambodge ou Haïti, on espère beaucoup de l’au-delà. L’ici-bas offre peu de chances en matière d’espérance de vie. Comme le mentionnait lundi mon amie l’auteure Lucie Pagé à l’animateur Benoît Dutrizac : l’eau, le désinfectant et la distanciation sociale, ce sont des luxes de bien nantis. En Afrique du Sud, son lieu de résidence, les inégalités sociales tranchent brutalement la question.

Tiens, anecdote de mon retour d’Afrique le mois dernier. Lucie m’a montré, le long d’une route, au sud de Johannesburg, un homme avec un poisson dans un sac de plastique au bout d’une canne de bois.

« Tu vois ce monsieur ? Il est là chaque jour. Il vend son poisson. La rivière est juste en bas.

— Il vend des poissons ?

— Non, non. Un seul poisson par jour. Il le pêche, le vend et recommence le lendemain. C’est tout ce dont il a besoin pour vivre, UN poisson. Il fait ça depuis des années. Il est toujours là. »

Cet homme n’a peut-être pas de réserves de papier-cul dans sa chaumière, mais il a compris l’essentiel, l’essence.

Tu sers à quoi, toi ?

Je ne connais personne qui ne se pose la question de son utilité en ce moment, hormis le personnel des soins de santé qui n’ont pas le loisir de se la poser et craignent de ne plus avoir de masques N-95 pour terminer la semaine. La psy que je consulte occasionnellement (toujours par FaceTime) m’offre ses services gratuitement. Une amie avocate fait la même chose avec ses clients en médiation. Un camelot du Devoir a proposé à ses abonnés de passer gratos chez Costco pour eux. Le café avec le journal du matin !

Le revenu universel garanti (RUG) deviendra peut-être le « nouveau normal » et nos ados désœuvrés ont pris la relève des aînés pour le bénévolat. Le Dr Arruda a mentionné qu’il faudra en profiter pour tout revoir, tant sur le plan du télétravail et du numérique qu’en matière économique. « Il faudra rebondir là-dessus pour que cette crise devienne une opportunité. » Une de plus.

Qui êtes-vous pour penser qu’une fourmi est une petite créature sans importance et que vous êtes un être supérieur ?

Notre fragilité et notre humanité sont mises à rude épreuve en ce moment. Sartre disait préférer le désespoir à l’incertitude.

En attendant d’y voir plus clair, Marc Labrèche est apparu en ondes lundi sur Ici Première. Une petite demi-heure où il anime Un phare dans la nuit à la radio. La fin du monde est à 8 h désormais. Le réalisateur, Francis Legault, me soulignait à quel point l’humour demeure un service essentiel en temps de crise. C’est la politesse du désespoir, comme disait l’autre. « On ne peut pas faire que de l’information, sinon tout part en vrille », observe l’idéateur de cette émission, qui s’inscrit dans le style inimitable de Labrèche, à cheval sur l’ironie, la sensibilité, l’autodérision, l’affection et l’absurde.

Et si relativiser peut encore nous servir, Bruno, je vous offre cette phrase aperçue sur Instagram : « Jamais, dans mes rêves les plus fous, aurais-je pensé que fumer du cannabis serait légal et qu’aller travailler ne le serait pas. »

Savouré la lecture de poésie quotidienne essentielle de mon ami Maka Kotto, lancée par sa rousse moitié Caroline Saint-Hilaire. Pour se laisser bercer par ce timbre inimitable sur du Neruda, du Borges, du Stéphane Venne ou du Gérald Godin, c’est ici.

Aimé les réflexions de la sociologue et philosophe Dominique Méda sur les métiers essentiels en temps de crise (ou de guerre) à France Culture : « Il est légitime que tout le monde participe à la sortie de cette crise et je dirais même à la reconstruction, tant la comparaison avec la Seconde Guerre mondiale me semble évidente. Mais il faudra que vraiment tout le monde participe. C’est-à-dire non pas seulement les salariés, mais aussi tous ceux qui ont porté cette idéologie néolibérale, permis de faire du profit comme jamais, de creuser les inégalités, combattu les nouvelles tranches d’impôt sur le revenu… Et plus généralement combattu la légitimité de l’intervention de l’État dans la vie économique. » 

Réécouté les propos si sages de la philosophe des sciences et physicienne indienne Vandana Shiva. Le travail « non important » des femmes sera peut-être plus valorisé avec cette crise. Les services essentiels, comme se nourrir, seront à la base de la survie. Les valeurs dont nous avons besoin sont celles de la connaissance, en relation avec la nature. 


JOBLOG

La loterie de la vie

J’ai conversé avec l’éthicienne clinique Delphine Roigt, qui a planché sur les protocoles éthiques qui seront appliqués dans les hôpitaux advenant une pénurie de respirateurs et une saturation aux soins intensifs. « Oui, ce sera attribué à qui a le plus de chances de s’en sortir. Ce n’est pas une question d’âge. Entre un MPOC (maladie pulmonaire obstructive chronique) diabétique de 60 ans et un de 80 en pleine forme, on choisira le second. Dans un contexte de pénurie des ressources, ce sont les conditions cliniques qui priment. » Et advenant un match à égalité ? « Ce sera pile ou face avec un algorithme. Pour que le personnel médical n’ait pas l’odieux de prendre une décision et de devoir vivre avec ça. » L’intelligence artificielle fera le sale boulot. Mais au-delà de ces scénarios déchirants, Delphine Roight souligne combien notre société n’est pas préparée à la mort, à sa planification, au deuil. « 80 % des cas d’acharnement thérapeutique ne viennent pas des médecins, mais des familles. Les gens ne réalisent pas la violence derrière une réanimation. Et seulement 10 % s’en sortent sans séquelles. En fait, les gens s’accrochent à leurs proches parce qu’ils ont peur d’être abandonnés. » Ce texte résume bien la loterie actuelle et à venir aux États-Unis.



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