Le premier du mois
C’était encore abstrait la semaine dernière. Le spectre du licenciement massif planait sans s’être concrétisé. C’est désormais bien réel. Le premier du mois arrive et pour des centaines de milliers de Québécois, l’argent n’arrivera plus. « Si j’ai à choisir entre le loyer et nourrir mes enfants, je vais nourrir mes enfants », disait à la radio une femme tout juste licenciée.
Ici et là, on voit apparaître des draps blancs suspendus aux fenêtres, qui semblent voiler pudiquement la brutale matérialité de la crise, qui désormais ne s’incarne plus qu’à travers des hypothèses et des inquiétudes, mais également à travers la nourriture qu’on met ou non sur la table. Ces étranges rideaux sont l’étendard de la grève des loyers, un mouvement spontané qui se répand un peu partout où la pandémie fragilise des vies qui déjà tenaient en équilibre grâce à des prouesses de funambule. On réclame l’annulation du paiement des loyers, la mise sur pied d’un fond pour dépanner les locataires, on espère en somme forcer une redistribution qui tarde.
Évidemment, cela sème la panique chez les propriétaires, qui ont une hypothèque à payer, disent-ils, soulignant qu’il faut plutôt s’entendre avec les banques, que ce n’est pas à eux de porter individuellement cette responsabilité. Ils ont bien raison. C’est exactement le principe de toute grève : faire monter la tension par la base, construire un rapport de force pour faire fléchir les institutions où se concentre le pouvoir. Personne ne leur demande de porter individuellement cette responsabilité. On les presse au contraire d’emboîter le pas.
Au même moment, voilà le gouvernement Legault qui adopte le ton guerrier de ses homologues français, allemand, américain et de tant d’autres. « On a une espèce d’armée de 8,5 millions de personnes. Ça risque d’être la plus grande bataille de notre vie », déclarait-il mercredi, anticipant que les Québécois en tireraient un jour une grande fierté.
Je ne vois pas quelle fierté il y a à tirer du recours à cet imaginaire belliqueux. Le vocabulaire de la guerre est surtout utile à quiconque cherche à accroître sa capacité d’agir sans rencontrer de résistance. Cette logique sert à monopoliser l’attention politique pour décréter un consensus qui dépolitise d’un coup toutes les autres tensions qui traversent la société, au moment même où les clivages et les luttes pour l’attribution des ressources et des occasions sont plus vitales que jamais. Les pulsions autoritaires se présentent souvent avec les mots de la bienveillance. On l’a vu ailleurs. Rien ne nous en garde ici.
Autre trait curieux, on semble soudain tenir comme une évidence que la valeur de la vie humaine est inestimable, ce qui constitue le point de chute de toutes les restrictions administrées. Il faut bien sûr tout faire pour ne pas laisser la maladie se répandre ; le confinement, l’arrêt du commerce et de la circulation, tout. Au chapitre sanitaire, nous faisons exactement ce qui s’impose. Mais n’allons pas croire que nous le faisons parce que dans nos sociétés, la vie humaine n’a pas de prix. On quantifie au contraire sans cesse la valeur des vies, nos économies reposant avant toute chose sur des calculs de risques, d’utilité et sur le sacrifice du plus vulnérable, de celui qui nous ralentit. Ce n’est pas moins vrai aujourd’hui.
Encore la semaine dernière, le premier ministre Justin Trudeau annonçait qu’on renverrait aux États-Unis les migrants irréguliers se présentant à la frontière, admettant que cela faisait « plusieurs années qu’on était en discussion avec les Américains pour tenter de trouver une mesure comme celle-ci. » On connaît pourtant les conditions de détention inhumaines des installations des autorités frontalières américaines. Récemment, le podcast de la NPR Latino USA rapportait l’histoire d’un homme tombé malade dans les prisons de l’Immigration and Customs Enforcement (ICE). On l’a placé en isolement dans une cellule si froide qu’au bout de quelques jours, il tentait de boucher des trappes d’aération avec du papier de toilette pour ne pas mourir de froid. En décembre, les autorités de l’immigration ont empêché des médecins d’administrer des vaccins contre la grippe aux enfants détenus dans les camps près de San Diego. Depuis, les conditions de détention se détériorent et la propagation de la COVID-19 est inévitable, au point où des migrants détenus dans le New Jersey ont entamé la semaine dernière une grève de la faim pour protester. C’est vers cela qu’on envoie les gens et on le sait très bien. Si la valeur de la vie était inestimable, personne ne serait abandonné à ce sort.
Oui, on sacrifie tous les jours la vie des gens qui ne peuvent pas payer le loyer, qui se présentent aux frontières par désespoir, qui ne sont pas autonomes, qui ne peuvent pas travailler ou qui travaillent, mais qui crèvent de faim quand même, des gens qu’on entasse dans des réserves ou des taudis ; de tous ceux qu’on laisse mourir à petit feu parce que leur vie ne passe pas l’épreuve du calcul. Le premier du mois arrive, mais pour beaucoup, il arrive chaque fois avec autant de violence. C’est peut-être à une trêve de ces sacrifices qu’appellent les draps blancs suspendus aux fenêtres.