Des déesses et des muses

Dans les tragédies grecques, des rois étaient arrachés du trône, se crevaient les yeux, erraient dans les bois ou se voyaient frappés par les Érinyes, ces déesses de la vengeance poursuivant les profanateurs comme des furies. Et l’hybris, ce sentiment d’orgueil ivre d’impunité étreignant les mortels présomptueux, y était châtiée de terrible manière.

Les rois déchus de nos sociétés sont des héros culturels, jadis encensés par la foule à pleins tapis rouges, tombés en disgrâce pour abus de pouvoir. Assez pour voir dans le coronavirus qui aurait infecté le producteur jadis intouchable Harvey Weinstein, incarcéré pour ses crimes sexuels, la main (désormais gantée et désinfectée) d’entités surnaturelles courroucées. Mais d’autres sont touchés, on ne souhaite la contamination à personne et l’homme empoisonné par son hybris avait eu son compte. Il n’y a pas de justice immanente.

Sauf pour nous tous, mortels présomptueux, qui avons pressurisé notre planète en péril et payons le prix de l’aveuglement collectif ? La mondialisation et les virus propagés à pleine vitesse sans anticorps deviennent ainsi nos propres damnations.

On se fait un brin superstitieux en ces temps d’épreuve. Excusez du peu. Mais à l’encontre des générations précédentes, nombreux sommes-nous sans dieux à invoquer ou à maudire lors des grandes pandémies. On tâtonne dans le noir.

S’envolent nos vœux vers tous les intermittents du spectacle, les troupes et les orchestres permanents mis à pied, les petites boîtes de production culturelles déjà fragiles qui ferment sans savoir si elles renaîtront de leurs cendres, les tournages paralysés, à l’instar des commerces de tous acabits.

Qui eût cru qu’à Montréal, la place des Festivals serait transformée en clinique de dépistage de l’ennemi invisible à nos trousses ? Qui eût cru que notre premier rendez-vous télévisuel deviendrait le point de presse quotidien du premier ministre Legault, du docteur Arruda et de la ministre Danielle McCann, taillés sur mesure pour s’adresser aux Québécois ? Qui eût cru que le président Trump se montrerait si pitoyable en temps de crise de coronavirus ? Heu ! Bien du monde, en fait. Son hybris incurable…

Il faudra bien un jour tirer des leçons du cataclysme. Avant d’éventuelles reprises chaotiques, reste à tâcher d’apprendre, si possible, à mieux vivre l’instant présent, au lieu de se disperser à tout vent.

Créer pour vivre

 

Pour l’heure, on a surtout besoin de réconfort. Et puisse l’art nous nourrir en ces temps d’anxiété ! La création, quelque forme qu’elle prenne, en aidera plusieurs à tenir le coup. On conseille aux gens d’écrire, ne serait-ce que pour eux-mêmes, sans se préoccuper d’excellence. Certains joueront d’un instrument, d’autres du pinceau, selon leurs talents et leurs goûts. Plusieurs retrouvent déjà le goût de cuisiner maison, forme de création également.

Les amoureux de la culture, faute de sorties au cinéma, au théâtre, au concert, dans les bibliothèques ou devant quelque spectacle que ce soit, se tournent vers les propositions numériques. Mais ils lisent et tendent l’oreille aussi. Un besoin de poésie, de philosophie et de beauté souffle sur le monde menacé.

Cloîtrés, on visionne des classiques québécois sur le site de l’ONF ou de grands films internationaux à openculture.ca. En ligne, on voit des opéras, on écoute des concerts, on admire des œuvres des grands musées du monde qui se dématérialisent à qui mieux mieux, histoire de meubler nos confinements. La lecture sur liseuse et papier reprend de la vogue.

Abaissant son rythme pour s’adapter au silence de la ville, on se surprend à mieux entendre chaque note d’une pièce musicale, à saisir toute trouvaille de mise en scène d’un film ou d’un opéra, à admirer le moindre coup de pinceau sur une toile, à savourer une phrase bien écrite ou une réflexion juste.

Dans nos esprits, deux courants confluent comme sur la ligne de partage des eaux. À l’heure où tant de frontières se ferment et où le besoin d’autosuffisance de chaque société devient criant, le désir de l’entre-soi en redécouvrant nos artistes nous étreint. Écouter Félix Leclerc ou Gilles Vigneault aide à déterrer des racines apparemment extirpées d’une autre ère géologique, mais qui réconfortent aussi.

D’un autre côté, l’expansion planétaire du coronavirus fait saisir à quel point tous les pays naviguent à vue sur un même bateau à la dérive. Et les œuvres étrangères deviennent les nôtres sur cette petite Terre amochée où nous nous sentons soudain proches et solidaires comme des voisins de palier. Alors, pleurant la mort d’Uderzo, le dessinateur d’Astérix qui nous aura fait mieux sentir notre propre situation d’irréductibles francophones en Amérique, on se sent tous Gaulois. Hélas ! sans banquet d’adieu possible pour lui lancer ce souhait : bon vent chez Toutatis !

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