La dictature amicale
Qu’il s’agisse d’une guerre, d’une récession ou d’une pandémie, une crise est toujours une épreuve pour un système démocratique, qui se voit dans l’obligation de déroger à ses règles habituelles. Face à la menace du coronavirus, l’Assemblée nationale et la Chambre des communes ont suspendu temporairement leurs travaux. La marge de manœuvre dont disposent les gouvernements s’en trouve nécessairement élargie.
Pour reprendre le titre d’un livre qu’un chroniqueur du Globe and Mail, Jeffrey Simpson, avait consacré au règne de Jean Chrétien en 2001, le gouvernement Legault s’est transformé en une sorte de « dictature amicale », qui a l’appui d’une vaste majorité de Québécois, malgré les sérieux inconvénients que les mesures très contraignantes imposées pour freiner la contagion leur occasionnent.
Les partis d’opposition sont condamnés à une collaboration de bon aloi, mais ils peuvent au moins se réjouir à la pensée que les prochaines élections n’auront lieu que dans deux ans et demi et que M. Legault, qu’on encense ces jours-ci, devra gérer les lendemains économiques très éprouvants qui s’annoncent avant que les Québécois soient appelés aux urnes.
Justin Trudeau ne jouit clairement pas de la même faveur. À la tête d’un gouvernement minoritaire, il a dû renoncer au pouvoir illimité de dépenser qu’il souhaitait obtenir jusqu’au 31 décembre 2021, mais on était très loin du psychodrame que Stephen Harper avait causé en décembre 2008, quand la gouverneure générale, Michaëlle Jean, l’avait autorisé à proroger le Parlement pour éviter d’être renversé à l’occasion d’un vote de confiance sur l’énoncé économique présenté par le ministre des Finances de l’époque, Jim Flaherty.
Dans ce contexte, M. Legault avait tout à fait raison d’inclure les médias dans les « services essentiels », même s’il les voit surtout comme des « pigeons voyageurs » chargés de véhiculer le message du gouvernement, comme l’a dit le directeur national de la santé publique, Horacio Arruda.
Les médias ne cherchent pas à se substituer à l’opposition, comme Marc-Yvan Côté en avait jadis fait le reproche à la presse parlementaire, mais il faut bien constater que la suspension des travaux parlementaires fait en sorte que les journalistes sont présentement les seuls à avoir un accès quotidien au premier ministre et à pouvoir lui adresser les questions qu’imposent les circonstances et la réalité constatée sur le terrain.
Heureusement, on pourrait ranger M. Legault dans la catégorie des « despotes éclairés », comme disaient les philosophes des Lumières, par opposition à l’obscurantisme qui règne au sud de la frontière. Sa « dictature amicale » ne doit pas moins être placée sous surveillance. On comprend très bien qu’il veuille éviter de semer la panique, mais l’inquiétude résulte plus souvent d’une insuffisance que d’un excès d’information.
Présentement, les communications des directions régionales de la santé publique avec la presse sont étroitement contrôlées. Le Dr Arruda est assurément un homme très sympathique, mais il est aussi très habile. Si jamais il désire se lancer en politique, il aura l’embarras du choix. Il parle beaucoup, mais il ne dit que ce qu’il veut bien.
Le travail des journalistes n’en devient que plus indispensable si on veut avoir un portrait de la situation le plus complet possible, n’en déplaise à ceux qui leur reprochent toujours de chercher des poux. On a même parfois l’impression qu’ils informent la ministre de la Santé, Danielle McCann, ce qui se passe réellement dans les établissements du réseau, dont le personnel semble d’ailleurs avoir beaucoup de mal à lui communiquer ses préoccupations ou à la convaincre de leur bien-fondé.
Pour que les choses bougent, il a fallu que les médias fassent écho au cri d’alarme des urgentologues, qui ont réclamé pendant des jours de modifier le protocole suivi dans les urgences. « Depuis jeudi dernier, on demande à Québec de resserrer le protocole. Mais rien ne bouge. Des hôpitaux refusent de donner des masques et du matériel à leur personnel. On est en train de manquer le bateau », déclarait lundi le président de l’Association des spécialistes en médecine d’urgence du Québec, le Dr Gilbert Boucher.
La grande majorité des Québécois partagent sans doute l’appréciation de Lucien Bouchard pour le travail de M. Legault, même si le Québec est maintenant plus touché que les autres provinces canadiennes. Un homme politique peut révéler des qualités insoupçonnées en temps de crise et c’est assurément le cas de M. Legault, même s’il surprenait déjà agréablement depuis le début de son mandat. Il n’en demeure pas moins un politicien, une espèce qui a une tendance naturelle au contrôle, que les systèmes démocratiques s’emploient précisément à encadrer, même quand elle se présente sous un jour aussi amical.