L’intendance suivra
On attribue au général de Gaulle, durant la campagne présidentielle de 1965, la célèbre formule « L’intendance suivra », dans laquelle certains ont voulu voir le peu de cas qu’il faisait de l’économie par rapport au politique. Lui-même a nié avoir prononcé ces mots, que Napoléon aurait aussi dictés à un de ses généraux à la veille d’une bataille. Malgré les plus beaux plans, bien des batailles ont été perdues précisément parce que l’intendance n’a pas suivi.
Sur papier, les sommes annoncées par le gouvernement Trudeau pour lutter contre la crise du coronavirus sont impressionnantes. La bonne volonté y est certainement, mais il faudrait aussi que les indemnités se rendent à destination suffisamment vite pour leur éviter que leurs bénéficiaires tombent dans l’indigence ou fassent faillite. Compte tenu de la lourdeur et de l’attitude souvent tatillonne des administrations publiques en général et de celle d’Ottawa en particulier, le défi est de taille.
Pour ceux qui se retrouvent soudainement au chômage sans avoir droit aux prestations de l’assurance-emploi, le moindre délai peut devenir problématique, malgré l’élan de solidarité auquel on assiste. Que ce soit à Ottawa ou à Québec, on a trop souvent vu des programmes gouvernementaux s’embourber dans les méandres de la bureaucratie. Combien de victimes des inondations printanières attendent encore une indemnisation, souvent bien insuffisante en regard des dommages qu’elles ont subis ?
Sans transformer les fonds publics en bar ouvert, il faudrait faire diligence et tourner les coins un peu plus ronds que d’habitude, ce qui n’est pas un réflexe naturel dans les « machines » gouvernementales. M. Trudeau a promis que l’aide serait « livrée rapidement », mais il a aussi dit : « dans les semaines à venir ». Cette approximation n’a rien de très rassurant.
Le gouvernement Legault mise sur l’augmentation des sommes consacrées aux infrastructures et sur le devancement de certains projets pour contrer en partie le ralentissement de l’économie. La recette proposée par Keynes au siècle dernier a fait ses preuves en période de récession, mais une pandémie impose des limites. L’argent a beau être disponible, encore faut-il que la main-d’œuvre le soit aussi.
Les deux principaux syndicats qui représentent les travailleurs de la construction demandent de fermer « temporairement » — un terme très relatif ces jours-ci — les chantiers pour protéger leur santé et leur sécurité, puisque les mesures d’hygiène recommandées pour éviter la contagion ne sont pas appliquées de façon satisfaisante.
Vendredi, M. Legault a demandé aux entrepreneurs de faire le nécessaire, mais il n’est sans doute pas possible de toujours respecter la distance recommandée ou de faire en sorte que les outils soient systématiquement nettoyés avant d’être échangés. Certains travaux essentiels doivent sans doute être effectués coûte que coûte, mais l’exception ne peut pas devenir la règle.
« Ce qu’on est en train de gérer comme crise, c’est de rassurer les travailleurs pour qu’ils ne quittent pas les chantiers à la cause de la peur et de l’anxiété d’être contaminés par le virus », a déclaré le directeur de la FTQ-Construction, Éric Boisjoly. En début de semaine, une centaine de travailleurs du chantier du Réseau express métropolitain (REM) ont déclaré forfait. L’association des entrepreneurs en construction juge « extrême » la demande fermeture temporaire des chantiers, mais on peut difficilement blâmer les syndicats de craindre pour la santé de leurs membres.
La semaine dernière, le premier ministre Legault avait sagement proposé de reporter les négociations pour les renouvellements des conventions collectives dans le secteur public pour éviter qu’elles ne soient une distraction pour les employés de l’État qui seront fortement sollicités pour lutter contre le virus, notamment ceux qui œuvrent dans le secteur de la santé.
Il propose maintenant une négociation accélérée, non seulement pour les travailleurs de la santé, mais pour tous les employés de l’État. Une entente satisfaisante pour tous serait assurément la bienvenue, mais il serait indécent que le gouvernement profite des circonstances pour imposer un règlement au rabais.
Tout le monde comprend que la situation est grave et que les conséquences économiques et financières continueront à se faire sentir longtemps après que le virus sera vaincu. Les demandes initiales des syndicats sont aussi caduques que le budget présenté semaine dernière, mais il ne faudrait pas exagérer dans l’autre sens. Si on veut que l’intendance suive, elle doit se sentir appréciée. C’est très bien de remercier nos « anges gardiens », comme M. Legault ne manque aucune occasion de le faire, mais cette reconnaissance doit se manifester de façon un peu concrète.