Tout a changé
Vendredi, après une semaine d’isolement volontaire, le premier ministre Justin Trudeau ne manifestait toujours pas de symptômes de la maladie du coronavirus lorsqu’il s’est présenté devant sa résidence pour son point de presse quotidien. Voilà l’une des rares bonnes nouvelles d’une semaine qui a tout changé pour le pire, pour lui comme pour le pays entier.
Les agences de santé publique révisent et endurcissent de jour en jour les consignes pour éviter la propagation du coronavirus. La liberté telle que nous la connaissions il y a quelques jours à peine n’est plus. Les rues sont vides, ou presque. Nos hôpitaux, déjà débordés et en manque de ressources, s’apprêtent à accueillir un nombre invraisemblable de malades.
Pendant ce temps, l’économie s’écroule sous nos yeux. Les manufacturiers d’automobiles aux États-Unis et en Europe ont cessé leur production. La plupart des restaurants et des commerces qui n’ont pas déjà été forcés par les autorités à fermer leurs portes vont bientôt le faire à cause du manque de clients. Beaucoup de travailleurs mis à pied de manière supposément temporaire vont se retrouver sans emploi vers lequel retourner à la fin de cette crise. C’est la triste réalité à laquelle nous devons tous nous habituer.
Sur les marchés financiers, les investisseurs anticipent un choc économique bien pire que celui de 2008. Les banques centrales, qui n’ont jamais réussi à « normaliser » les conditions monétaires depuis la dernière récession, ont beaucoup moins de marge de manœuvre pour stimuler la demande cette fois-ci. C’est pour cette raison que plusieurs analystes réputés croient que les Bourses mondiales vont chuter davantage au cours des prochaines semaines. Les banques centrales aux États-Unis et en Europe ont annoncé cette semaine leur intention d’injecter des sommes colossales dans leurs systèmes financiers respectifs par l’entremise des programmes de quantitative easing (QE), ou assouplissement quantitatif. Mais après dix ans, l’efficacité des mesures de QE diminue alors que leurs coûts augmentent. Surtout en Europe, où l’Italie, maintenant le pays comptant le plus grand nombre de morts causées par la COVID-19, serait au bord de la faillite. Personne ne sait si la Banque centrale européenne saura encore sauver l’euro.
Chez nous, les déficits gouvernementaux sont en voie d’exploser. Les mesures annoncées cette semaine par Ottawa, dont 27 milliards de dollars en aide directe aux individus et aux entreprises, ne représentent que la première phase de la réponse fiscale à cette crise. Elles seront nettement insuffisantes, d’autant plus que l’Agence de revenu du Canada, chargée de les mettre en place, sera inondée de demandes d’aide sur une échelle sans précédent. L’approche des États-Unis, où le gouvernement s’apprêterait à envoyer un chèque de 1200 $US à chaque citoyen adulte, serait plus efficace. L’hésitation d’Ottawa à prendre cette voie laisse perplexe.
La chute des revenus gouvernementaux sera brutale au cours des prochains mois. Le chiffre de 55 milliards en paiements d’impôts reportés évoqué cette semaine par le ministre des Finances Bill Morneau est trompeur, puisqu’il représente la somme que le gouvernement aurait recueillie selon les prévisions pour l’année fiscale si la crise n’avait pas frappé. En réalité, la plupart des entreprises vont tomber dans le rouge au cours des prochains mois. L’industrie pétrolière frôle la catastrophe. Selon le premier ministre Jason Kenney, l’Alberta s’apprête à vivre une crise semblable à celle des années 1930. C’est tout le Canada qui en paiera le prix. Le secteur immobilier, en effervescence depuis des années, risque enfin de céder à une chute de confiance.
Voilà la situation à laquelle M. Trudeau fait actuellement face. Malheureusement, il ne donne pas encore l’impression de comprendre lui-même la gravité de la crise qui s’amorce. Ses points de presse quotidiens ressemblent à des exercices de relations publiques plutôt qu’à des séances d’information en temps de crise. À la différence du premier ministre québécois, François Legault, ou même de son homologue ontarien, Doug Ford, M. Trudeau donne des réponses vagues, préparées d’avance par son équipe de communication, à des questions pressantes. Interrogé hier sur son plan pour accélérer la production des fournitures essentielles à la lutte contre la COVID-19, M. Trudeau n’a offert que des platitudes sur la créativité et l’esprit d’innovation des entreprises canadiennes. Rien pour inspirer confiance.
Depuis le début de cette crise, Ottawa a été à la remorque des provinces. Cela ne constitue en rien une preuve que la fédération canadienne ne fonctionne pas. Au contraire, chaque ordre de gouvernement peut donner l’exemple aux autres en fonction des enjeux. Parfois, comme c’est le cas actuellement, c’est le Québec qui mène. M. Legault a dû crier fort pour que M. Trudeau accepte enfin de fermer les frontières aux voyageurs étrangers. Hier, après avoir insisté pour dire que le Canada allait toujours accueillir des demandeurs d’asile qui traversent la frontière par le chemin Roxham, M. Trudeau a annoncé que ces derniers seront dorénavant renvoyés aux États-Unis. Pourquoi ce revirement ? « C’est une mesure temporaire qu’on va mettre en place aussi longtemps que cette crise de la COVID-19 durera. Ce sont des mesures exceptionnelles pour protéger les citoyens », a déclaré le premier ministre fédéral.
Qui sait, en ce début d’une ère nouvelle, ce que le mot « temporaire » veut dire ?