Nos anges gardiens

C’est l’expression utilisée par François Legault, lors de ses conférences de presse quotidiennes, pour souligner l’importance capitale du personnel du système de santé québécois. Et il a bien raison. Depuis le début de la crise, on a nécessairement une conscience aiguë des risques, des sacrifices et du dévouement de ces Québécoises si essentielles à nos vies.

Je dis Québécoises, parce qu’il faut rappeler que le milieu de la santé est à 80 % un milieu féminin. Si la moitié des médecins sont des hommes, 90 % des infirmières et des infirmières auxiliaires, et 80 % des préposées aux bénéficiaires sont des femmes. En fait, ce sont dans les métiers où le contact avec les patients est le plus régulier que les femmes sont les plus concentrées : même à l’intérieur des hôpitaux, donc, ce sont elles qui seront les plus à risque d’être contaminées dans les prochaines semaines. Lorsque le gouvernement a lancé son appel aux professionnels de la santé à la retraite pour venir en renfort aux lignes téléphoniques ou ailleurs dans le système, l’immense majorité des personnes qui ont répondu à l’appel étaient aussi, on le comprend, des femmes.

La situation est similaire pour les proches aidantes, qui jouent un rôle crucial dans le soutien aux aînés et aux personnes vulnérables dont on s’inquiète depuis quelques semaines. Non seulement la majorité des aidantes naturelles sont des femmes, mais celles-ci consacrent en moyenne plus de temps aux personnes qu’elles soutiennent. Les bénévoles qui donnent un coup de pouce dans les CHSLD et dans une panoplie d’organismes vitaux pour les plus vulnérables ont un profil similaire.

Nombreux sont les parents qui se cassent la tête depuis une semaine à jongler avec le télétravail et le soin des enfants à la maison. Et qui s’en occupe, habituellement, de vos enfants ? Qui libère votre temps pour que vous puissiez contribuer à l’économie ? 98 % des éducatrices en garderies sont des femmes. 75 % des enseignantes sont des femmes. Les travailleuses domestiques qui allègent le fardeau dans plusieurs foyers sont en quasi-totalité des femmes. Et nombreuses sont les études qui démontrent que parmi les couples hétérosexuels, les tâches quotidiennes ne sont pas encore réparties équitablement. Même en temps normal, la pression pour conjuguer travail, enfants, ménage et courses repose surtout sur les Québécoises. Ce sont des heures et des heures de travail gratuit qui sont ainsi fournies en « cadeau » au fonctionnement normal de la société.

C’est d’ailleurs dans les métiers du care qu’on retrouve aussi la plus grande proportion de femmes immigrantes, de femmes racisées, de femmes à statut précaire. De manière générale, ce sont des métiers qui demeurent sous-payés, où les conditions de travail sont difficiles, et où les compétences sont largement dévalorisées. À formation égale, de niveau secondaire ou collégial technique, les salaires moyens et les protections des métiers traditionnellement féminins demeurent san s commune mesure avec ceux qui prévalent, par exemple, dans l’industrie de la construction. Si bien que même les hommes qui choisissent ces métiers « de femmes » se retrouvent dans des situations économiques plus précaires que leurs confrères, justement parce qu’ils existent dans un monde de femmes.

Ces injustices, le milieu féministe les dénonce depuis longtemps. Année après année, on répète que le travail sous-payé ou carrément gratuit des femmes constitue le filet de base de la société. Ce qui nous tient ensemble, debout. En santé. En temps de crise, les dimensions les plus essentielles de la vie sont plus saillantes que jamais. Est-ce qu’on voit enfin, vraiment, complètement, viscéralement, le rôle que les femmes jouent dans la société québécoise, même en temps normal — et, comparativement, pour si peu ?

Il serait possible de perdre ces réalités et toutes ces héroïnes de vue, derrière les figures de bons pères de famille traditionnels projetées par un François Legault ou un Horacio Arruda. Quand ils parlent de nos anges gardiens, on pourrait oublier qui il faudrait remercier, et qui il faudrait désormais respecter, compenser, et célébrer à sa juste valeur. On pourrait aussi oublier que la pauvreté et la précarité d’emploi sont des réalités sociales au visage le plus souvent féminin. Que le confinement à la maison augmente les risques de violence familiale pour ces mêmes femmes qui nous donnent tant.

Je vois déjà d’ici certains commentaires. Oui, les hommes aussi contribuent. Bien sûr. Nous sommes dans un grand moment de solidarité où tout le monde a un rôle crucial dans le bien collectif. Mais certaines seront appelées à en faire plus en cette période de crise, et certaines — souvent les mêmes — sont plus vulnérables aux contrecoups de la situation actuelle.

On ne s’est jamais empêché de souligner le rôle des hommes envoyés au front en temps de guerre, et de centrer notre récit de l’Histoire autour de leurs sacrifices et leurs exploits au combat. Au temps du coronavirus, ce sont largement les femmes qui sont au front. Soulignons-le. Remercions-les. Et aussi, donnons-leur justice.

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