Uber et ses employés
Le plus haut tribunal français, la Cour de cassation, a jugé que le lien contractuel entre Uber et ses chauffeurs est de la nature d’un contrat de travail. Autrement dit, au regard de la loi française, les chauffeurs d’Uber ne sont pas des « entrepreneurs indépendants », mais plutôt des « employés » d’Uber. Cette décision a pour principal effet de rendre applicables aux chauffeurs d’Uber les protections découlant des lois du travail. Sur Twitter, le juriste Guillaume Macaux, de l’Observatoire sur les impacts sociétaux de l’intelligence artificielle et du numérique, a commenté cette décision en observant que « La Cour de cassation tente de stopper le sabotage du modèle social français par les plateformes ! Un travailleur “autonome” soumis à la dépendance algorithmique n’est pas un travailleur autonome. »
La Cour a déterminé que le chauffeur qui a recours à l’application Uber ne se constitue pas sa propre clientèle. Il ne fixe pas librement ses tarifs et ne détermine pas les conditions d’exécution de sa prestation de transport. C’est la société Uber qui lui impose l’itinéraire et, s’il ne le suit pas, des corrections tarifaires sont appliquées. La destination n’est pas connue du chauffeur, ce qui interdit de considérer qu’il peut choisir librement la course qui lui convient. En plus, à partir de trois refus de courses, Uber peut déconnecter temporairement le chauffeur de son application. En cas de dépassement d’un taux d’annulation de commandes ou de signalements de « comportements problématiques », le chauffeur peut perdre l’accès à son compte. Enfin, le chauffeur participe à un service organisé de transport dont la société Uber définit unilatéralement les conditions d’exercice. Pour la Cour, l’ensemble de ces éléments caractérise l’existence d’un lien de subordination entre le chauffeur et la société Uber lors de la connexion à la plateforme numérique ; son statut d’entrepreneur indépendant n’étant que fictif. Le fait que le chauffeur n’ait pas l’obligation de se connecter à la plateforme et que cette absence de connexion, quelle qu’en soit la durée, ne l’expose à aucune sanction, n’entre pas en compte dans la caractérisation du lien de subordination.
Un porte-parole d’Uber a déclaré au journal Le Monde que cette décision de la Cour de cassation « n’entraîne pas une requalification immédiate ou automatique de tous les chauffeurs utilisant […] l’application ». Il y a en effet certains chauffeurs qui demeurent attachés à leur statut d’indépendant. Mais à la faveur de la décision de la Cour, des chauffeurs pourront demander la requalification de leur relation contractuelle avec Uber ou d’autres plateformes en contrat de travail. Un pareil développement pourrait mettre en péril le modèle économique d’Uber. Ce modèle, qui est à la base du développement de la firme américaine, a été également mis à mal par une loi de l’État de Californie. La loi californienne vise en effet à contraindre les exploitants de plateformes de transport à salarier leurs chauffeurs, afin qu’ils soient mieux protégés.
Au Québec, comme dans d’autres territoires, une personne détentrice d’un permis de conduire de base peut devenir chauffeur pour une entreprise comme Uber. Selon le modèle appliqué par cette entreprise, chaque chauffeur est considéré comme un « entrepreneur indépendant ». Uber ne se considère pas comme l’employeur des chauffeurs et ne s’estime pas tenu aux obligations incombant normalement aux employeurs, comme la cotisation aux protections contre les accidents du travail et maladies professionnelles. Si l’analyse retenue par la Cour de cassation française devait finir par prévaloir au Québec, il deviendrait possible de tenir pour acquis que Uber est le véritable employeur des chauffeurs oeuvrant dans son système.
Innover en sous-payant les gens ?
Au-delà de la question de qualification à titre de salarié ou d’entrepreneur indépendant des chauffeurs d’Uber, une telle décision judiciaire remet en question la mythologie associée à Uber et à plusieurs de ces entreprises fondées sur la captation de la valeur du travail des individus au moyen du contrôle d’une plateforme en ligne. Le mythe tenace veut que ces entreprises donnent dans l’innovation et qu’il faut s’abstenir de réglementer ou de mettre en place des règles du jeu afin de ne pas entraver et de promouvoir l’innovation.
Si certains ont pu un certain temps faire croire que le laisser-faire engendrait des effets positifs, force est de constater que l’exploitation du travail des individus ne devient pas plus acceptable parce qu’il s’effectue par le truchement d’une application en ligne. Devant les possibilités offertes par les technologies, la piste à promouvoir est celle de l’innovation afin de réinventer le droit du travail, largement conçu à l’ère des grandes organisations industrielles. L’enjeu de la protection efficace du travail flexible est la clé du développement futur de l’économie numérique.
Pour justifier le laisser-faire à l’égard des plateformes en ligne, les décideurs publics devront trouver autre chose que des slogans au sujet de l’innovation. Comme le déclarait la sénatrice démocrate Maria Elena Durazo, « il n’y a rien d’innovant à sous-payer quelqu’un ». La véritable innovation est celle qui s’accorde avec la dignité des personnes et assure une juste répartition des ressources.
La décision de la Cour de cassation signale la fin du jovialisme à l’égard des plateformes en ligne. Les États doivent revoir leurs lois du travail afin de les adapter aux mutations radicales des espaces au sein desquels s’effectuent désormais les prestations de travail. De plus en plus, les entreprises se présentent sous l’aspect de réseaux au sein desquels oeuvrent une pluralité d’individus. Le modèle des lois du travail héritées du XXe siècle n’est plus adapté à de telles réalités. C’est à ce niveau qu’il urge d’innover.